Boualem Ziani, producteur, à L’Expression
«Sans liberté il n’y a pas de cinéma»
Il est le président de l'Association des producteurs algériens de cinéma (Apac). Dans cette interview notre interlocuteur revient sur les dernières assises du cinéma qui se sont tenues les 19 et 20 janvier dernier, non sans revenir sur les précédentes et leurs manquements.. Ici, Boualem Ziani dresse l'état des lieux actuels du cinéma en Algérie, tout en faisant part des conclusions des dernières assises du cinéma. Et de donner avec clarté ses appréciations, tout en proposant des solutions concrètes pour la relance du 7eme art en Algérie, au profit d'une société aussi bien riche que diverse...

L'Expression : Quel regard portez-vous sur les dernières assises sur le cinéma, qui se sont déroulées au mois de janvier, sous le patronage du président de la République ?
Bouelam Ziani : Les assises sont devenues comme un rituel, chaque ministre de la Culture organise des assises sur son secteur, ce qui fait que, depuis des années, les professionnels se rencontrent et échangent. Malheureusement, ces rencontres s'apparentent à une forme de thérapie collective, où chacun expose ses propres problèmes. On se voit, on discute, puis on se dit au revoir aux prochaines assises, sans réel impact par la suite sur le terrain.
Les assises d'avril 2023 en sont un exemple frappant. Elles avaient pour objectif de revoir la loi sur le cinéma, qui avait été rejetée par le président en février 2023, afin de l'enrichir en concertation avec les professionnels. Malheureusement, la même version a été reconduite, ce qui a suscité le mécontentement des professionnels, qui ont tenté, par tous les moyens, d'alerter le président de la République en soulignant sa contradiction avec le projet présidentiel pour la relance du cinéma.
Heureusement, notre appel a été entendu par le président de la République, qui a pris ses responsabilités et a répondu à nos préoccupations en organisant de nouvelles assises, placées sous sa propre autorité et en présence de l'ensemble du gouvernement et des secteurs concernés.
Il s'est ainsi déplacé pour nous rencontrer et a prononcé un discours clair, mettant en avant les deux piliers essentiels du cinéma: le financement et la liberté de création. Il a insisté sur ces points tant lors de son discours en séance plénière que lors de la rencontre en aparté avec quelques professionnels, où nous avons pu échanger librement, comme le cinéma l'exige. Il a fait preuve de compréhension et a été réceptif à nos préoccupations, qui nous semblent objectives et que nous exprimons depuis des années.
Etes-vous confiant, aujourd’hui, en l’avenir du cinéma en Algérie ?
Je suis naturellement optimiste et nourri d'espoir. La profession aspire à une rupture avec les méthodes de travail du passé et souhaite se projeter dans l'avenir avec des projets ambitieux.
Le cinéma algérien traverse aujourd'hui une période charnière et nécessite une reconstruction complète. C'est un chantier ambitieux qui requiert l'implication de tous. Il ne s'agit pas d'un projet qui peut être porté uniquement par les professionnels, par le ministère de la Culture ou même par ces deux parties seules. C'est un projet d'État qui doit être soutenu par l'ensemble du gouvernement.
Nous sommes en plein virage, et il ne faut pas le rater. La moindre hésitation peut être fatale. Sans une mobilisation collective, nos efforts resteront vains.
D’ailleurs, je ne partage pas l'avis de certains collègues qui estiment que le sort du cinéma algérien est entièrement entre nos mains. Le cinéma est un écosystème complexe qui nécessite l'implication de nombreux acteurs. Pour reprendre une métaphore sportive, il faut une équipe avec son staff, un stade, un ballon et un arbitre avant de pouvoir inviter le public à un spectacle.
De même, l'administration et les professionnels du cinéma ne doivent plus se considérer comme des adversaires, comme cela a été le cas par le passé. Nous devons au contraire former une seule et même équipe, unir nos forces et créer une synergie pour affronter nos véritables adversaires : la bureaucratie, le désordre, l'incompétence et les énergies négatives.
Certains professionnels estiment même qu'il serait judicieux de confier ce grand projet à un cabinet d'experts international, à l'instar de ce qui se fait dans d'autres pays. Le financement étant disponible, il s'agirait de commencer par cette étape cruciale.
Actuellement nous avons un nouveau ministre qui, en nous mettant en confiance, a exprimé sa volonté de travailler en concertation avec les professionnels, ce qui constitue un signe encourageant pour trouver les meilleures solutions. Il a également confié la charge de ce projet de relance à M. Mehdi Dilmi, un jeune qui nourrit une passion particulière pour l'art du cinéma, un élément essentiel pour le travail collectif. Nous espérons que les choses avanceront à pas sûr.
Quelles ont été les conclusions suite à ces assises sur le cinéma ?
Les conclusions de ces assises sur le cinéma sont claires : il existe une volonté politique forte, et il est temps de passer à l'action. Nous ne pouvons plus nous contenter de discussions répétitives et de réunions sans lendemain. Il est impératif de prendre des décisions concertées et de nous engager dans un travail sérieux et professionnel. Assez de paroles, place aux actes !
Ces assises doivent se traduire en actions concrètes, et non rester lettre morte. Il faut établir un plan d'action clair, assorti d'engagements fermes. Les discussions doivent déboucher sur des réformes efficaces dans plusieurs domaines clés, à savoir le financement, la régulation, la liberté de création, la distribution, l’exploitation et la formation. Le secteur cinématographique a besoin d'une réelle volonté de changement. Les professionnels du cinéma doivent être considérés comme des partenaires à part entière, et non comme de simples spectateurs d'un processus bureaucratique qui les ignore.
Pour faire avancer les choses, tous les acteurs concernés – gouvernement, administration et professionnels – doivent travailler main dans la main. Cela implique une transformation profonde des mentalités et des pratiques, ainsi que la mise en place de moyens financiers et structurels adaptés aux besoins du secteur. Si cette dynamique de changement se concrétise, nous pourrons alors espérer voir un cinéma algérien plus dynamique, innovant et reconnu sur la scène internationale.
À votre avis, qu’est-ce qui est plus urgent à faire pur assurer la relance du 7eme art en Algérie ?
Il est essentiel de distinguer vitesse et précipitation. Nos échecs sont souvent dus à un manque d'organisation et de préparation. Il est crucial d'éviter de reproduire les erreurs du passé, qui persistent et nous empêchent de progresser. Dans cette optique, nous avons remis nos rapports de recommandations au ministère de la Culture, en proposant, notamment la mise en place d'un comité de suivi composé de professionnels, et des représentants d’autres secteurs, une commission interministérielle ad hoc, qui sera chargée de veiller à la mise en œuvre de ces recommandations et d'élaborer une feuille de route, avec un plan de travail clair pour le court, moyen et long terme.
On parle aussi de la mise en place d’un haut conseil du cinéma ?
C'est vrai, la question de la création d'un comité de suivi ou d'un conseil supérieur du cinéma à caractère consultatif fait actuellement l'objet d'un débat. Faut-il privilégier un comité de suivi, plus opérationnel, ou un haut conseil consultatif, davantage axé sur la réflexion et les recommandations ? Par ailleurs, cette instance devrait-elle être placée sous l'autorité du président de la République ou sous l'égide du ministère de la Culture ? Il est donc important de trouver la meilleure formule pour permettre au projet de se concrétiser de manière efficace.
Déjà, le simple fait que ces questions soient débattues est déjà un signe encourageant. C'est cette dynamique d'échange, tant au sein de la profession qu'avec le ministère, qui a trop longtemps fait défaut et qui est essentielle pour faire avancer le cinéma algérien.
Il est également primordial de souligner que le cinéma algérien a besoin d'un véritable centre du cinéma, doté de l'autorité et des moyens nécessaires pour réguler, organiser et structurer l'ensemble de l'activité cinématographique. Ce centre, dont la création est souhaitée par la profession, devrait être dirigé par un directeur général nommé par décret présidentiel, afin de garantir son indépendance et sa légitimité.
Nous estimons qu’il est limpératif de mettre en place une structure d'accompagnement solide ainsi qu'un projet ambitieux à long terme. Un moratoire de 10 à 15 ans, comme nous le proposons, pourrait constituer une solution efficace pour atteindre cet objectif.
Comment vous imaginez cette période ?
Le cinéma algérien, actuellement en souffrance, nécessite une intervention forte de l'État pour lui offrir les meilleures chances de succès. L'État doit mettre en place des mesures d'accompagnement, dont la défiscalisation de l'ensemble des activités liées au cinéma pendant une période préparatoire. Cette période permettra au secteur de se stabiliser et de devenir financièrement autonome, sans trop dépendre de subventions publiques à long terme. Cela nécessite une volonté politique claire et résolue.
Le Président a indiqué que des financements sont disponibles pour soutenir ce secteur. Nous pensons que ces financements sont essentiels, mais qu'ils doivent être accompagnés de réformes robustes et de mesures concrètes pour permettre une véritable relance du cinéma et lui offrir les moyens de se développer de manière durable.
Ces mesures incitatives ne doivent pas seulement attirer les investisseurs, elles doivent également encourager les professionnels passionnés à s'impliquer activement dans l'investissement et le développement du secteur. Car la passion et l'amour du cinéma, qui en sont les bases, ne doivent pas être négligés.
Quelles sont les contraintes, d’après vous, qui retardent l’épanouissement du cinéma en Algérie et comment les combattre ?
Les obstacles à l'épanouissement du cinéma algérien sont nombreux, mais l'un des plus importants réside dans notre manque d’organisation. Il est grand temps d'abandonner le bricolage et les solutions superficielles : il faut bannir toute forme d'improvisation. Organiser des événements destinés à créer une illusion et à tromper l'opinion publique ne suffit pas. Ces démarches, sans impact réel sur le terrain, nous ont fait perdre de précieuses années en nous contentant de petites réalisations que nous avions pourtant idéalisées.
Il faut recentrer le cinéma sur son potentiel créatif et artistique. Les considérations sociales ne doivent pas détourner les projets de leur objectif principal, qui est de faire rayonner nos films à l'international. Il ne devrait pas y avoir une approche sociale dans la sélection des projets cinématographiques. La priorité doit être accordée aux projets sérieux, sans autres considérations susceptibles de nuire au niveau du film algérien.
Les solutions existent. Soutenir les jeunes talents demeure une priorité. Un collège dédié aux talents émergents constituerait un atout majeur pour développer leurs compétences et leur permettre de s'épanouir dans un environnement adapté. Il est contre-productif de mélanger, au sein des commissions, les projets de jeunes réalisateurs débutants avec ceux de cinéastes expérimentés, car cela nuit à l'émergence d'une nouvelle génération.
Il apparaît donc indispensable de repenser le concept d'égalité des chances et de revoir en profondeur les mécanismes des commissions de lecture. Une sélection rigoureuse, fondée sur des critères clairs et objectifs, permettra de relever le niveau du cinéma algérien, d'identifier les talents et de favoriser l'émergence de nouveaux cinéastes.
Enfin, il est essentiel de valoriser notre pays en proposant des projets ambitieux et en créant un environnement de travail sérieux, basé sur la confiance, l'innovation, la collaboration et des objectifs clairs.
Le cinéma est multiple à l’image de la diversité de la société, comment faire à juste titre, pour satisfaire une certaine frange de la société et ne pas en blesser d’autres à votre avis, dans notre pays….
Il faut distinguer le film destiné à une exploitation en salle de cinéma de celui qui est diffusé à la télévision. Le spectateur se déplace volontairement pour aller voir un film dans une salle obscure, tandis que la télévision s'invite dans nos foyers, sans crier gare. Elle est le bien installée chez nous, sans rendez-vous et sans frapper à notre porte.
Par ailleurs, il faut tenir compte de la déferlante d'images et de vidéos qui circulent sur nos smartphones et ordinateurs. Ces contenus, de tous genres et de tous formats, inondent notre quotidien et leur volume dépasse tout ce que l'on peut imaginer. Les chiffres sont éloquents : 1 milliard d'heures de contenu visionnées chaque jour dans le monde rien que sur YouTube, sans parler des autres réseaux. Ce chiffre astronomique équivaut à un film de 100 000 ans.
Dès lors, comment, dans ce contexte de véritable tsunami visuel, nos récits et notre cinéma peuvent-ils trouver leur place et s'affirmer ? Il est certain que ce n'est pas avec une approche liberticide que nous y parviendrons. Bien au contraire, il est essentiel de savoir surfer sur cette vague, de comprendre les nouveaux modes de consommation et de création, afin de ne pas être submergés.
Il est donc incontournable d'accorder plus de liberté et de diversité à notre cinéma. Si nous n'investissons pas le terrain de la production, d'autres le feront à notre place, avec leurs propres perspectives et leurs propres visions. Il ne faudra pas s'en plaindre par la suite. Le cinéma est avant tout une forme d'expression artistique, un espace de création et d'imagination. Si nous ne respectons pas cette liberté fondamentale, le public le ressentira et se détournera de nos productions. Il est essentiel de ne pas trahir la confiance du public en lui proposant des récits qui ne reflètent pas la réalité ou qui manquent de sincérité.
Par ailleurs, le concept de multiplexe offre une solution intéressante pour répondre à cette diversité. En regroupant plusieurs salles, le multiplexe permet de proposer un large éventail de films et de genres différents, satisfaisant ainsi les goûts de tous les publics. Il devient un lieu de partage, de tolérance et de vivre ensemble, où chacun peut trouver son compte. C'est aussi une micro-société, où chacun peut trouver sa place et s'y épanouir.
Enfin, comment repenser cette loi sur le cinéma eu égard à la diversité complexe que compose notre société ?
La diversité est une richesse inestimable, et même si elle n'est pas encore pleinement réalisée, il est de notre devoir de la cultiver et de la faire grandir. La diversité a le pouvoir de dynamiser une société, de la faire progresser et de lui donner une place sur la scène mondiale. Il est fondamental de distinguer ce qui relève de l'immobilisme et ce qui constitue des constantes. Il ne faut pas avoir peur du débat, au contraire, il faut le provoquer et l'encourager. Un film qui laisse le public ou les critiques indifférents, sans susciter de réaction ni d'échange, est un film qui manque son but. Donc c’est bien de créer des œuvres qui interpellent, qui suscitent la discussion et qui contribuent à faire évoluer les mentalités.
Nos films doivent être le reflet de notre société, un miroir qui nous permet de mieux comprendre nos forces et nos faiblesses, et de travailler à améliorer notre image. La réalité que nous vivons dépasse parfois la fiction. Dès lors, pourquoi avoir peur du cinéma, alors que notre société elle-même fait preuve d'une audace qui dépasse parfois les limites de l'imagination?
Il est aussi primordial de placer le cinéma au cœur de nos villes, de nos projets urbains et commerciaux, ainsi que de nos lieux de rencontres. Le cinéma doit redevenir une sortie populaire, un espace d'échanges et de réflexions partagées.
La loi récemment adoptée, bien qu'elle mette l'accent sur l'industrie et encourage les investisseurs à se mobiliser, a négligé l'essentiel : la dimension artistique du cinéma. Le cinéma est avant tout un art, et cet art a besoin d'un environnement de liberté, d'une loi qui encourage et protège les artistes. Il est regrettable de constater que l'Algérie indépendante emprisonne ses enfants artistes parce que leurs œuvres ne sont pas comprises par certains. Un cinéma qui a vu le jour pendant la guerre de libération et qui a milité pour l'indépendance doit jouir d'une liberté totale et inconditionnelle.
Le film Tahya ya didou de Zinet, qui a été censuré par le passé, est devenu une référence pour les nouvelles générations. Si cette loi avait existé auparavant, des films comme ceux de Hassan Terro , Les Vacances de l'inspecteur Tahar ou Carnaval fi déchra n'auraient jamais vu le jour. C'est tout l'enjeu de nos revendications pour une refonte de cette loi.
Sans liberté, il n'y a pas de cinéma.