Suite à l’article «la conspiration du silence»
Réponse de Hamid Grine à Agnès Spiquel et Christian Phéline
L’avantage que j’ai sur vous est de vivre à Alger et d’avoir connu, dès les années 70, des Algériens du petit peuple de Belcourt qui ont croisé dans les années trente les frères Camus : Albert et Étienne, leur mère ainsi que leur grand-mère.
Déception, c'est le sentiment que j'ai ressenti quand j'ai pris connaissance de la réponse d'Agnès Spiquel et Christian Phéline à mon papier sur Camus, «La conspiration du silence» paru dans le quotidien algérien L'Expression du 19 février 2024. Cette mise au point des deux auteurs français a été publiée le 10 avril dans le club de médiapart sous le titre «Camus et l'Algérie au miroir (fidèle ou non?) des «carnets» de Jean Grenier. Déception parce que je mettais assez haut les deux chercheurs pour ne pas être attristé de les voir frapper bas en me qualifiant de ministre contesté et autres joyeusetés alors qu'ils ont affaire à l'écrivain. Ce procédé qui consiste à attaquer un écrivain non pas sur ce qu'il a écrit mais sur une fonction qu'il a occupée au service de son pays n'est pas une pratique digne du statut de ceux qui l'utilisent. Le message est clair: ministre contesté donc écrivain contesté donc peu crédible. Contesté? Je l'ai peut-être été par ceux justement qui considèrent Camus comme algérien, ami des «Arabes, Musulmans et Kabyles», (c'est ainsi qu'on nous appelait au temps de la colonisation, Camus le premier.) Ils le font non par conviction mais pour plaire à leurs amis germanopratin. Ils ont bien raison d'encenser Camus. C'est le meilleur passeport pour se frayer un chemin à Paris.
Différence de fond
Revenons à l'essentiel, loin des jugements de valeur. La vérité, l'âpre vérité, c'est que vous n'apportez aucune réponse à la seule question qui vaille et que j'ai ressassée dans mon article: celle de la conspiration du silence. Oui, pourquoi ni vous, spécialistes de Camus, ni ses autres biographes, ni d'autres chercheurs n'ont relevé les confidences franchement racistes faites par Camus à Grenier? Oui, pourquoi a-t-il fallu qu'un «ministre contesté» mette le doigt dans le mou de Camus pour qu'après moult circonvolutions et périphrases vous consentiez enfin à en parler. À profusion. Pour gommer ces propos qui ne ressemblent guère à Camus, dites-vous. La différence entre vous et moi est de fond: vous êtes des partisans inconditionnels de Camus alors que j'ai toujours été un explorateur qui continue à explorer, sans haine, ni passion cette nouvelle religion où l'encensoir est de mise. Point de salut hors ce chemin. Nous voici revenu au temps béni de l'inquisition. J'allais écrire de la colonisation...
Relisez Sénèque que Camus aimait: «La vérité a toujours un pied dans le camp d'en face.» La fumée de l'encens ne m'a jamais empêché de voir l'autre face de Camus qu'il ne révèle jamais dans ses déclarations publiques et ses écrits, mais seulement quand il se lâche avec des proches en qui il a toute confiance. L'avantage que j'ai sur vous est de vivre à Alger et d'avoir connu, dès les années 70 alors que j'étais étudiant épris du Camus qui chante si bien la terre algérienne, des Algériens du petit peuple de Belcourt qui ont croisé dans les années trente les frères Camus: Albert et Étienne, leur mère ainsi que leur grand-mère. Ils se souvenaient très bien de cette famille modeste qui ne répugnait pas à se mêler aux «Arabes». Sauf un membre, le gardien de but de l'équipe du RUA (Racing Universitaire d'Alger), Albert de son prénom. Ils se souvenaient très bien de sa froideur avec eux et de son éloignement quand ils voulaient le féliciter pour ses parades. Pour les éviter, il changeait carrément de trottoirs quand les autres joueurs venaient à leur rencontre. Déjà la stratégie de l'évitement. On va encore dire que le jeune homme était timide et réservé. Je veux bien. Mais qu'on me concède alors qu'il ne l'était pas avec ceux de sa souche. Timidité sélective, hein, derrière laquelle on pourrait trouver, embusquée, ce déni de l'Autre. Cette distance de Camus avec les «Arabes» transparaitra par la suite dans ses oeuvres où les «Arabes» sont transparents ainsi que dans sa vie: il n'a eu aucun ami intime d'origine autochtone, aucune maîtresse musulmane lui le collectionneur sans scrupules de femme y compris celles de ses amis. En matière de sexe, Camus prenait ce qui s'offrait quitte à faire des dégâts collatéraux et blesser à vie les maris qui l'aimaient et l'admiraient. Il n'y a pas de cocus heureux, n'est-ce pas. Passons. Il aimait tellement les indigènes qu' il n'a même pas fait l'effort d'apprendre la langue du pays comme l'ont fait Jean Sénac et tant d'autres écrivains proches de lui. Apprendre la langue du pays où l'on vit, du moins celle de sa population majoritaire en nombre et non en droit, c'est essayer de comprendre ses habitants, de communiquer avec eux, en un mot, de mieux les connaître. Cela a un nom: « Respect». Cela vaut reconnaissance.
Jeu caché et silence complice
Vous avez beau dire, Madame, Monsieur, tout dans le comportement de Camus montre son rejet de l'autochtone qui a le malheur de partager la même terre, sa terre, avec les pieds-noirs, communauté de Camus, qui l'écrasaient sous leurs bottes. Même les écrivains « musulmans» il les voyait de haut. N'en déplaise à Dib, il n'a été ami avec aucun comme il l'a été avec Roy, Sénac Daniel, Roblès, Rossfelder, l'extrémiste de l'OAS, et cie. Tout dans ses écrits montre son amour de l'Algérie expurgé de ses indigènes. Une Algérie de rivages et de paysages. De batifolages aussi. Avec les siens. Ceux de sa communauté. Bien sûr il ne l'a jamais écrit. Mais on ne juge pas un écrivain à travers ses écrits seulement, mais aussi à travers sa vie. Et c'est cette partie qui est la plus vraie, car si on peut tricher dans l'écriture, on ne peut tricher continuellement avec la vie. Une preuve? Tenez, prenons la première qui nous vient à l'esprit si futile soit-elle. La voici. À la veille de sa mort, il avait écrit à ses trois maîtresses des lettres d'amour. Voyez-vous, l'homme n'était pas double, mais triple. À chacune il disait des mots du coeur. Chacune s'était faite prendre. Comme beaucoup de camusiens algériens qui ont succombé aux mots d'amour de Camus sur Tipaza pensant qu'il chantait leur terre alors que c'était une ode à des ruines romaines. Européennes pour tout dire.» Méprise». Reste la question lancinante, la seule qui m'importe: pourquoi cette conspiration du silence de votre part et des autres dévôts? Je comprends que vous faisiez du Camus sans Camus quand il avait décidé de ne plus parler de l'Algérie. Mais Camus est mort. Et son Silence, dans cette période de l'histoire, reste assourdissant. Le vôtre est seulement complice d'un homme qui a toujours caché son jeu sous l'habit de l'écrivain humaniste que le prix Nobel a sanctifié. Saint Camus. Le premier athée qui a sa chapelle. Alleluia.
*Écrivain algérien, auteur de Camus dans le narguilé, éditions Après la lune, Paris, 2011