Bouira
Un jour aux Urgences de l’hôpital
La salle d’attente est bondée, comme c’est souvent, trop souvent, hélas, le cas. Quelquefois, une plainte s’échappe et reste longtemps suspendue en l’air. D’autres fois, c’est un soupir. Des corps cassés en deux par la douleur…

Les raisons pour lesquelles on va voir un urgentiste peuvent être multiples. Mais d'abord une précision ou plutôt deux: qu'est-ce qu'un urgentiste? Et va-t-on vraiment voir un urgentiste?
Un urgentiste, nous explique-t-on, est un médecin généraliste qui travaille au service des urgences. L'usage, forgeant les mots, le service en question a fini par donner son nom au médecin qui en assure le fonctionnement. Quand le travail se fait de nuit, il est dit alors médecin de garde. En vérité sa situation change si peu, ledit service ne connaissant jamais de repos. Quant au verbe voir employé métaphoriquement ici, le malade qui débarque dans ce service, parfois la nuit, parfois le jour, on ne sait jamais quand le malheur arrive, est souvent dans un état qui ne lui permet ni de marcher ni de décider de ce qu'il va faire. Il est transporté, évacué vers les urgences, parfois inconscient ou dans une demi-inconscience. Mais on peut aussi aller aux urgences. On peut être simple accompagnateur ou de la presse. Quoi qu'il en soit, bienvenue pour un tour complet au service des urgences.
La salle d'attente est bondée, comme c'est souvent, trop souvent, hélas, le cas. Les Urgences, où la façade est en verre, présente de loin le spectacle de gens à l'aspect fragile et chancelant, au pas mal assuré et aux traits tirés et blêmes. Quelquefois, une plainte s'échappe et reste longtemps suspendue en l'air. D'autres fois, c'est un soupir. Sur les bancs, on observe, des corps cassés en deux par la douleur. Des mères tenant leurs bébés en pleurs. Deux portes en face: box1 et box2. Dans chacun, un médecin. Une femme. Ils sont 22 aux Urgences, dont 5 hommes, ainsi que nous l'explique ce jeudi dernier le docteur Mounira Rabia, médecin chef et coordinatrice aux Urgences. À ce double titre, elle s'occupe de l'organisation des urgences et de sa surveillance. De temps en temps, elle n'hésite pas à donner un coup de main aux confrères lorsqu'ils sont débordés.
Les Urgences, vues de l'intérieur
Le rapport hommes-femmes est tellement favorable à ces dernières qu'on a l'impression de ne voir qu'elles. Ce sentiment est renforcé par le nombre disproportionné d'infirmières. En blouse blanche et affairées, elles se confondent avec les médecins dans le couloir, de l'autre côté des box. Le motif qui oblige un médecin urgentiste à quitter son bureau est souvent un appel venant de l'une des deux salles d'hospitalisation où le malade ou encore l'accidenté est gardé en observation, ou des deux autres appelées salles de déchocage, où la vie de ces admis ne semble tenir qu'à un fil. Mais le médecin qui se déplace rapidement de son bureau vers l'une de ces salles peut juste le faire à la demande de l'infirmière ou du parent du malade quand ce dernier réclame la présence du médecin. D'ailleurs, le contact de ces deux salles et les deux box, malgré la longueur du couloir qui les sépare, est permanent. Au cas où l'état de ce dernier l'exige, on fait appel à un spécialiste. Cela peut être un cardiologue, un hématologue, un pédiatre, un pneumologue, un gastrologue...
Les Urgences, c'est-à-dire les deux box où les malades, les blessés, les brûlés, les accidentés sont reçus en urgence et soignés, avant d'être envoyés aux deux salles de déchocage, où ils sont placés soit en réanimation, ou retenus dans les deux salles d'observation, sont reliées aux autres services comme la radio, qu'une cloison sépare, le centre d'imagerie médicale ou le bloc d'hospitalisation. Tous ces liens sont mis en évidence dans le bureau du médecin-chef Rabia qui, avec la permission préalable du nouveau directeur, nous a permis d'accéder à ces Urgences. Par exemple, lorsqu'un patient est envoyé pour une échographie ou pour une radio, dans ce centre, avant même de revenir vers le médecin qui l'a examiné, un moment plus tôt, les résultats de cet examen l'ont précédé. Ce système qui s'appelle Demz permet, selon notre interlocutrice, de le suivre partout dans les hôpitaux des autres wilayas où il arrive pour des soins.
Ce sont elles et eux. Ce sont les 22 médecins et les 45 infirmiers et infirmières qui se battent jour et nuit, au niveau de cette structure sans étage et tout en longueur, avec au fond, le service de chirurgie, interdit à toute personne étrangère, et au milieu, à droite, un long couloir qui conduit au bloc des malades hospitalisés, à plusieurs étages. Pour rendre compte de ce combat homérique, et en même temps rendre hommage aux jeunes médecins et infirmiers, il faudrait la plume d'un Soljenitsyne ou d'un Homère lui-même. Ceux qui ont lu Le pavillon des cancéreux, savent de quoi nous parlons en évoquant dans ces lignes ce service où l'enjeu dans ce combat sans cesse recommencé reste la vie. Nous avons vu, avec beaucoup de compétence, de courage et d'abnégation ces jeunes accomplir des miracles au prix de leur vie. Pendant la pandémie de Covid-19 et après, où les accidents de la circulation, ou encore ceux que l'on désigne sous le terme d'AVC, se disputent la première place dans ce triste et macabre palmarès.
Corps à corps avec la maladie
Le médecin-chef affirme que ce sont les AVC et le cancer qui constituent la cohorte de malades qui arrivent chaque jour aux Urgences. Pendant que nous nous tenons dans le couloir pour admirer sans réserve la qualité du silence et de l'hygiène qui règnent en ce lieu, nous avons pu assister au passage d'au moins deux personnes transportées sur un brancard. L'une de ces personnes est une femme; les yeux clos, elle est si exténuée qu'elle paraît morte. On nous dit qu'elle a un cancer. «On ne reste jamais longtemps dans ce service. Dans les salles de déchocage ou d'observation, on ne dépasse pas les 48 heures», assure le médecin- chef.
Pendant notre entretien, un père entre avec sa fille, l'air assez inquiet. Cette dernière qui est en première année primaire, a, en jouant, aspiré par le nez une petite perle en verre. Le médecin-chef l'examine, puis rassure. Elle l'envoie se faire retirer l'objet à l'aide d'un aspirateur. Travail d'une infirmière.
La fille remercie par un mot dans un anglais parfait! Un chroniqueur, comme on le voit, trouverait là, chaque jour, de la matière pour tout le reste de sa vie. Or, à propos de chronique, l'histoire arrivée, il y a trois ans, à ces deux jeunes filles, d'un même village, du même âge, ayant entre vingt et vingt-deux ans, l'une brune, l'autre blonde, mérite d'être rapportée. Sous l'impulsion d'un grand désespoir, l'une et l'autre avaient, sans se connaître, sans se consulter, simultanément eu la même idée: mettre fin à leurs jours. La brune avait avalé d'un coup une plaquette de barbituriques, la blonde avait absorbé d'un trait une bouteille d'eau de javel. Résultat, tandis que l'une s'enfonçait doucement dans un profond coma, l'autre, se tordant de douleur, malgré les soins administrés, hurlait à faire trembler la salle de déchocage.
Un jeune qui accompagnait son père très mal en point aussi, aidait du mieux qu'il pouvait pour calmer la malade. Le lendemain les deux jeunes filles étaient admises au troisième étage en médecine femmes. Elles ne restèrent pas longtemps. L'une après l'autre, elles passèrent. Le jeune qui avait, à l'insu de la jeune blonde, développé une puissante passion, continua pendant quelque temps à fréquenter l'hôpital dans l'espoir de la revoir, alors qu'ayant perdu son père lui, aussi, plus rien ne l'y retenait, en dehors de cette fille que l'on disait morte. Tout le dévouement, toute la science et toute l'expérience des médecins-ceux des Urgences d'abord, puis ceux de la médecine femmes- n'ont pas réussi à sauver ces deux malheureuses.
Avant, on se marchait un peu sur les pieds. Malades, infirmiers, médecins appelés en urgence se heurtaient souvent les uns aux autres, le couloir devenant trop étroit pour autant de monde. Depuis que cette cloison de séparation en aluminium a séparé le service des Urgences et l'infirmerie, la situation s'est beaucoup améliorée. Avec une salle de soins, une salle pour l'ECG, une salle pour l'aérosol (le médecin-chef en a fait don de cinq appareils), une salle pour le plâtre, une salle pour les perfusions, les infirmiers, séparés ainsi des médecins, ont une vision plus claire de leurs tâches et travaillent avec plus de tranquillité et de sérieux. Les médecins, de leur côté, ne rencontrant plus d'obstacles sur leur chemin, agissent avec plus d'aisance et de liberté pour aller voir leurs malades quand le besoin se fait sentir.
Dans la salle d'accueil, la préposée à ce service a enregistré 33 patients arrivés en urgence. Le médecin-chef déclare qu'avant son affectation à ce service, c'est-à-dire avant la mise en place de son plan d'organisation, le service recevait jusqu'à 450 malades par jour. Avec les nouvelles méthodes qui font appel au tri, ce chiffre est retombé à 120 malades en moyenne. Beaucoup de malades qui passent par le box1, où se fait le tri, reçoivent les soins que nécessite leur état. Si, cependant, ils arrivent au box2, c'est que leur cas est plus sérieux. Mais avant de frapper au box2, ils ont déjà un dossier avec bilan et radio. «C'est pour faciliter la tâche du collègue», explique le docteur Amina Larbi du box1. Ayant travaillé dans le privé, elle se passionne pour ce service à cause de l'expérience qu'il permet d'acquérir. Commentant la nouvelle façon de travailler, elle fait remarquer le gain de temps qu'elle permet de faire dans un service où souvent tout se joue sur une poignée de secondes et la simplification du travail pour le médecin qui se concentre uniquement sur une catégorie de malades donnée.
Une nouvelleorganisation du service
Une troisième porte donne sur l'infirmerie. Elle est à gauche du box2. Avant d'entrer, le docteur en chef nous montre sur le mur, à droite un idéogramme: une bande noire qui renvoie à la poubelle, en dessous pour les sachets noirs, et une bande jaune pour les sachets jaunes. Pour les déchets métalliques (seringues et autres), il y a un bac. Le tour des salles citées plus haut fait, et le nombre de malades ayant passé par les mains des infirmiers et infirmières comptabilisés (17, au total), la pharmacie du service des urgences où Mme Lila n'est jamais sans rien faire, consultant ses registres et les confrontant avec les étagères où sont rangés les médicaments pour s'il a rupture, visitée, nous jetons un rapide coup d'oeil à la première salle de déchocage.
Le souhait exprimé à la fin de cet entretien par le docteur en chef est que le service et la garde au niveau des urgences ne soient assurés que par les médecins affectés exclusivement à ce service. Quitte à en recruter d'autres. Et on comprend pourquoi. Ces urgentistes connaissent mieux leurs malades. Ils savent ce qu'il leur faut. Et leur présence est plus rassurante pour le malade qui, en les voyant, reprendrait confiance. N'est-ce pas que c'est pour être plus près d'eux que la responsable du service dispose d'un logement de fonction à l'hôpital, acceptant même d'être de garde?
Nous n'avons pas franchi le seuil du box, de peur de provoquer l'ire des malades qui attendent leur tour. Mais nous avons constaté qu'ils sont moins nombreux qu'à notre arrivée. Les privations imposées par le Ramadhan ne semble pas avoir entamé l'énergie de ces jeunes médecins dont la seule préoccupation reste le malade et sa prise en charge.