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Tassadite Yacine, directeur d’études à l’Ehess , à L’Expression

«Le non à tout, risque de mener à l’anarchie»

Eminente intellectuelle algérienne, Tassadite Yacine est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) et membre du laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France

Eminente intellectuelle algérienne, Tassadite Yacine est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) et membre du laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Dans cette interview qu’elle nous a accordé, elle lance un message solennel à l’adresse du pouvoir et à l’élite, notamment installée à l’étranger. « Il y a une grande élite, présente et active, en Europe, à Londres, au Canada, aux USA… Il suffit juste de conditions décentes et une volonté politique et effective de rappeler ces cadres-là, et de faire avec. Je ne pense pas qu’ils manqueront au rendez-vous », explique-t-elle. Abordant le Mouvement populaire, Tassadite Yacine assure que : le Mouvement populaire est menacé par un essoufflement s’il campe sur ses positions : ni organisation dirigeante et le «dégager-tout-le-système». Décortiquant le slogan «dégager-tout-le système», elle conseille : «Aujourd’hui, il nous faut être plus pragmatique et intelligent, ça veut dire que le système politique et idéologique peut dégager, mais il faut croire qu’il y a des hommes intègres qui sont dans les structures, à différents niveaux et dans différentes institutions».

L’Expression :
Après des manifestations pacifiques, est-il aujourd’hui possible de trouver une solution à la crise dans le seul cadre de «dégager tout un système», lequel s’est construit et organisé depuis l’indépendance à ce jour ?
Tassadite Yacine :
Non, c’est impossible, ça ne fonctionne pas comme cela ! Certes, les manifestants disent «système dégage», mais il faut comprendre qu’on doit dégager les politiques, mais pas tout le personnel technocrate ! Même si les dictatures ont, en apparence, dégagé tout le système, mais en réalité ils ont gardé toute l’élite technocrate pour faire fonctionner leur pays. On peut dégager idéologiquement un système, mais son élite et ses technocrates devraient participer au processus de reconstruction. Cette erreur, nous l’avions déjà commise en 1962. Quand on avait laissé ou poussé les pieds-noirs à partir, emportant avec eux tout le savoir-faire. Il ne restait personne pour gérer, alors qu’il aurait fallu garder impérativement un encadrement pour faire fonctionner et assurer la suite, la transition. Avec le départ de tous les pieds-noirs, on a créé un vide impossible à remplir. Le cas algérien d’aujourd’hui avec le «dégager-tout-le-système » rappelle l’exemple des Espagnols qui, en 1492, ont vidé et chassé tous les musulmans et les juifs de leur pays : c’était la décadence, parce qu’ils ont évacué du jour au lendemain de leur pays des forces actives, des structures, qui faisaient fonctionner le pays. Il n’y avait plus personne pour travailler surtout sur le plan de la culture, des pratiques, de la formation, etc. Heureusement, il y a eu la découverte de l’Amérique, ce qui a sauvé les Espagnols de la misère. Aujourd’hui, il nous faut être plus pragmatique et intelligent, cela veut dire que le système politique et idéologique peut dégager, mais il faut croire qu’il y a des hommes qui sont dans les structures à différents niveaux et dans différentes institutions. Ces gens-là sont des technocrates nécessaires dans l’édification d’une nouvelle société, d’un nouvel Etat. Certains interprètent cette revendication comme une volonté de dégager l’armée qui est là depuis 1962 ! Cela n’est pas possible, c’est même impossible ! Il ne faut pas refaire les mêmes erreurs.

Le Commandement de l’état-major insiste sur le dialogue et surtout sur la tenue d’une élection présidentielle dans les plus brefs délais. De son côté, le Hirak, sans structures et sans représentants, s’entête à dégager le système. Y a-t-il un juste milieu ? Des risques ?
Effectivement, il y a un risque d’anarchie quand on dit : «Non, non…». C’est d’ailleurs, la critique qu’on a fait à Ait Ahmed, au FFS. Mais à un moment donné il faut choisir un angle, un axe de dialogue au moins sur un point ou deux. On ne va pas se réfugier de façon indéterminée dans la négation. De plus, une telle position peut profiter au pouvoir en place. L’armée en charge de rétablir l’ordre interviendra en toute légitimité pour le faire…
Pourquoi ? parce qu’il y aura des rééquilibrages constitutionnels et politiques. Il est dit que l’Armée est là, seule organisation solide et sûre, qui peut jouer un rôle de médiateur, d’accompagnateur et de facilitateur pour le peuple pour satisfaire ses revendications, ensuite se retirer par étape ? C’est possible, c’est aussi une inspiration, mais connaissant les armées imprégnées d’idéologie et de méthodes arabo-islamiques, il est difficile d’y croire. Dans un système démocratique, c’est vraisemblable, l’Armée peut jouer ce rôle de médiateur, d’accompagnateur et de facilitateur pour le peuple pour satisfaire ses revendications. Mais quand nous pensons à l’armée telle qu’on l’a connue depuis 1962, il est difficile d’y croire. Je ne connais pas les jeunes, ni la nouvelle élite militaire, mais si elle est formatée par les pratiques des anciens.

Avec qui dialoguer alors et que doit-on faire ?
Comme, je l’ai dit, il sera difficile d’y croire et de convaincre. Par conséquent, il faut qu’il y ait des gages, des actes, des garanties, du respect pour faire avancer les choses et une volonté manifeste du changement. Est-ce qu’on peut aller vers des élections libres et fondées sur des principes démocratiques ? Ce genre d’actes, on ne les a pas vus encore, car jusque-là, on ne comprend rien : il faut un dialogue, puis des élections, mais il faut expliquer tout cela. Comment, quand et avec qui ? Quels sont les garanties, les gages ? Et là, on revient à la Constituante de Hocine Ait Ahmed : sur quoi est-on d’accord ? Est-ce qu’on va organiser un multipartisme ? Est-ce qu’il y aura plusieurs candidats ou un candidat au garde-à-vous ? Le problème est là : qui ? Comment ? Et à partir de quelles lois ?

On dit toujours que les mouvements de contestation sociale ne peuvent pas échapper à une logique implacable. Ils finissent toujours par s’essouffler. Le Mouvement populaire qui anime la société algérienne depuis maintenant quatre mois, subira-t-il la même sentence ?
Oui, bien évidemment, l’essoufflement du mouvement est logique car il n’y a pas de contestation éternelle. Le but consiste à arracher une réponse aux revendications. Ce n’est pas possible qu’un Mouvement populaire d’une telle ampleur qui a, par ailleurs, beaucoup duré (depuis le 22 février) puisse jouer encore et encore les prolongations. Quand il y a une insurrection, une lutte populaire comme celle-ci, il est évident que l’objectif visé consiste à aboutir à des fins précises. Le facteur temps constitue un véritable enjeu. Or, ici il y a une véritable ambiguïté qu’il faut lever car cette situation risque de ne pas profiter au Mouvement populaire. Dans ce cas, c’est celui qui est en face, l’adversaire qui en tirera un véritable bénéfice. Organisé, intéressé (pour le dominant, c’est une question de vie ou de mort), il saura mettre les rapports de force de son côté.

C’est qui celui qui est en face ?
Celui qui est en face, c’est le pouvoir en place, celui qui a eu la capacité d’évincer Bouteflika. Aujourd’hui, il est entre les mains de l’armée, représentée par l’état-major de l’ANP. C’est elle qui est en face du peuple, même si elle se montre sous un autre visage, celui de tenter de discuter, de dialoguer, d’avancer. Or, les conditions du dialogue ne sont pas tout à fait réunies. L’armée, comme on dit, joue sur le temps en se référant à une Constitution qu’elle a désavouée, qu’elle ressort comme un hochet magique.

En plus du facteur temps, il y a surtout l’absence, voire le refus du Mouvement de dégager des représentants…
La position du Mouvement populaire est compréhensible. Pourquoi ? Parce que depuis 1962 à ce jour, le pouvoir réel est toujours entre les mains de l’armée. Elle a tué toute forme d’opposition politique, elle a réussi à infiltrer l’opposition, à la manipuler, à la corrompre, à la fragmenter, à la décrédibiliser, cela rend explicite l’état critique où se trouvent les partis d’opposition comme le FFS, le RCD et les partis de « gauche», l’ancien FIS dissous, voire les autres qui étaient plus au moins dans le système. On a réussi à mater toute forme d’opposition. Comme par hasard, il ne reste plus d’opposition crédible, solide et organisée. C’est entre autres pour ces raisons que le Mouvement populaire, déçu et trahi, ne croit plus à la classe politique ou civile qui prétend le représenter. Mais ceci dit, cela ne justifie pas la position du Mouvement pour refuser toute structure organisationnelle et dirigeante. Il est impossible de croire qu’il n’y a pas des gens capables de diriger ce pays, mais la situation qu’a connue l’Algérie fait qu’on ne les connaît plus. En effet, certains sont dans l’ombre, d’autres plus ou moins affichés. Par conséquent, que faire ? On ne va tout de même pas ramener ou importer des leaders pour diriger l’Algérie ? Il y a des éléments repérables avec lesquels il faut composer. Il est commun d’entendre : « pas de structure, pas d’organisation, pas de dirigeant. Que faut-il alors ? Que veut-on ? » Il faut absolument éviter de faire le jeu du pouvoir. Il ne faut pas non plus en cas de sortie de crise refaire les mêmes erreurs.
Le slogan des années 70 (je crois) « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » doit prendre tout son sens. Il faut admettre qu’il faut une élite pour diriger ce pays. Je pense à l’hémorragie des années 90 où, impuissants, on a vu le pays se vider de ses intellectuels, de ses jeunes… de ses meilleurs éléments. Cette élite est active en Europe, au Canada, aux USA… Bref, elle est là, elle peut revenir au pays à condition de lui donner les moyens de réalisation.

De quelle élite parlez-vous ?
De l’élite francophone, mais pas seulement. Elle a acquis une expérience qui peut servir le pays (en sciences, en lettres et dans le domaine de l’informatique). Il suffit de conditions décentes et une volonté politique effective de rappeler ces cadres pour servir le pays.

Quel est votre message à cette élite, mais aussi au pouvoir en place ?
Je côtoie beaucoup de gens et je suis en relation avec la diaspora algérienne, pour qui en ce moment, ce qui se passe bien sûr en Algérie aujourd’hui, est un bol d’oxygène. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que quelque chose d’important se produit : au fond les gens ne rêvent que de revenir chez eux. L’expérience de l’émigration permet de prendre conscience du rapport à la patrie, aux racines, à l’identité. Beaucoup espèrent revenir chez eux. Il faut cependant des moyens, du travail, des logements, de la liberté d’exercer dans des conditions libres et loin de toute forme de contrainte. Personnellement, j’ai essayé de reprendre avec l’enseignement en Algérie, voire de m’y installer, mais c’est de l’ordre de l’impossible tant les conditions de la recherche sont inadmissibles sur le plan du travail pédagogique et de la transmission! L’exemple de l’enseignement supérieur est édifiant. L’Algérie donne l’impression qu’elle n’a pas d’université, mais des collèges. Cette situation de crise interpelle tous les Algériens, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur. Tout le monde doit contribuer pour trouver une issue à la crise politique, économique, car cette dernière est multidimensionnelle. Les Algériens doivent prendre part au chantier de la reconstruction nationale revendiqué régulièrement par des millions d’Algériens dans la rue, mais cela exige de la volonté politique du côté des décideurs. Pour ce faire, il faut quand même qu’il y ait des sages, totalement désintéressés, sans ambition personnelle, non impliqués dans le système, qui doivent servir de courroie de transmission.
C’est ce à quoi des personnalités nationales avaient appelé dès le début de la crise, les médias en avaient longtemps fait écho.

Parlons justement de l’élite, très importante dans l’émigration, quel rôle peut-elle jouer dans la crise ?
Ces intellectuels peuvent et ne souhaitent que revenir. Il y en a en France, en Europe en général, au Canada, aux Etats-Unis et ailleurs. Tous ces cadres actifs à l’étranger, peuvent jouer un rôle politique très important, notamment en cette période de tourmente. Ils sont compétents, expérimentés chacun dans son domaine. Parmi eux, il y a aussi toute une élite intellectuelle qui est en retraite.
Cette élite de par son expérience et sa formation, est une composante inestimable. Elle est composée de juristes, d’historiens, d’économistes, de politologues, de sociologues, etc. Ces retraités ont quelque chose, voire beaucoup à donner à leur pays en injectant du sang neuf. Enfin, il y a aussi et surtout les jeunes qui sont issus de l’émigration, c’est un autre capital à exploiter. Cette jeunesse a une expérience politique, économique et est jalouse de son pays d’origine.
Nos voisins, ont fait appel à la jeunesse tunisienne pendant leur révolution. Elle peut contribuer amplement et, à coup sûr, dans la reconstruction de l’Algérie de demain à la hauteur des aspirations de son peuple. L’Algérie est un pays jeune, avec des richesses humaines et matérielles inestimables.

Que diriez-vous aujourd’hui à la communauté universitaire qui prend part chaque mardi aux manifestations pour le changement ?
Le pouvoir en place a bien compris que les idées et les changements sont venus de l’université, il a compris le rôle que peuvent jouer les étudiants dans la direction des mouvements. L’université a joué un rôle extrêmement important dans les années 1965, 1967, 1980. L’université, en particulier, à Alger était un lieu où les organisations politiques comme le Pags et les organisations estudiantines comme l’Unea étaient actives et en relation avec la société civile et politique. Voilà la raison pour laquelle on a tout fait pour transformer l’université en école primaire ! L’université était une force mobilisatrice, une locomotive, un carrefour de bouillonnement d’idées…
Il leur fallait s’attaquer à elle pour la détruire, pour en faire un lieu d’abrutissement, de négation de savoir. Aujourd’hui, il faut qu’il y ait des universitaires engagés, qui soient proches de la société civile pour donner au dialogue tout son sens. Les partis politiques devraient être en discussion avec les universitaires. Ils peuvent jouer ce rôle, et ce n’est que de cette manière qu’on peut dégager des axes, des orientations. Maintenant il ne faut pas qu’il y ait des enseignants qui se transforment en simples technocrates.

Peut-on inscrire le Mouvement populaire actuel dans le sillage des «printemps» dits « arabes » ?
Bien entendu, toutes les révoltes ont un lien. C’est toujours le même problème qui se pose : l’abus du pouvoir et les conséquences qui en découlent. Je pense que ce Mouvement est typiquement algérien, il va au-delà des printemps arabes parce qu’on a d’une part la « durée, » et, d’autre part, cette prise de conscience et cette maturité extraordinaires.
Il ne s’agit pas simplement de mettre à la porte un président, et ensuite tout est fini ! Les Algériens ont compris qu’il faut dégager tout le système pour se reconstruire !
 

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