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Tahar Khalfoune, universitaire, à L’Expression

«notre histoire est plusieurs fois millénaire»

Dans l'entretien qu'il nous a accordé, l'universitaire Tahar Khalfoune décortique les relations algéro-françaises et les discours qui les sous-tendent, d'un côté comme de l'autre. Un regard d'une grande lucidité qui permet de démêler l'écheveau historico-mémoriel.

L'Expression:Pensez-vous que l'histoire de l'Algérie est réellement écrite sur la haine de la France comme l'a déclaré le président Emmanuel Macron, il y a quelques jours?
Tahar Khelfoune:L'histoire officielle est fortement idéologisée; elle est conçue et utilisée pour conforter des choix idéologiques préalables. À l'indépendance, les héritiers des ouléma avaient très tôt pris le contrôle de l'enseignement et forgé une nouvelle version des origines de la révolution en attribuant la paternité à l'association des ouléma.
Ce n'est sans doute pas fortuit si le slogan «Badissia-novembria», renvoyant au 1er novembre 1954 et aux valeurs défendues par l'association des ouléma est scandé lors des grandes marches du Hirak. L'histoire officielle accorde peu d'intérêt à l'aile radicale du Mouvement national, c'est-à-dire l'Étoile nord-africaine, (ENA 1926), le Parti du peuple algérien (PPA 1936), le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD 1946), l'Organisation spéciale (OS 1947), le Comité révolutionnaire d'unité et d'action (CRUA 1954), qui ont donné naissance au FLN et son corollaire la guerre d'indépendance. Des pans entiers de l'histoire de cette guerre en sont censurés. Le biopic sur Ben M'hidi réalisé par Bachir Derrais en 2018 est tout simplement suspendu par la censure, à cause d'une scène montrant un différend opposant ce dernier à Ben Bella au Caire. Les dirigeants sont plus intéressés par le discours qu'ils produisent sur l'histoire que par l'histoire elle-même du pays. La question de l'histoire du Mouvement national et de la guerre d'indépendance est le premier tabou du pays.
Aussi, l'on peut dire que l'histoire officielle est écrite en opposition à la France au lieu qu'elle le soit en opposition au système colonial. Rappelons que Hachemi Djaâboub, ministre du Travail et de la Sécurité sociale, a qualifié la France le 8 avril 2021, lors d'une séance de questions orales au Sénat «d'ennemi éternel et traditionnel» de l'Algérie. Depuis les luttes pour l'émancipation des Algériens tout au long du Mouvement national jusqu'à nos jours, l'identité de l'Algérie s'est construite et se construit encore en opposition à la France, mais paradoxalement sur son modèle jacobin et centralisateur, avisait depuis longtemps Jean-Robert Henry. En effet, très souvent, c'est bien à travers le modèle français et maintes fois en opposition à la France que l'Algérie officielle s'édifie et s'affirme. Les dirigeants algériens dans leur grande majorité ne se voient que dans le miroir de l'ancien colonisateur. Qu'ils se rapprochent de la France ou qu'ils la dénoncent, c'est toujours à des fins de légitimation.
Le regretté Abdel Malek Sayad résume parfaitement cette tendance lourde de l'Algérie qui continue à se définir, non sur ses valeurs intrinsèques, mais négativement en opposition constante à la France et le nationalisme, précisait-il, est anachronique, il survit tel quel aux conditions politiques et historiques de sa constitution au cours des années 1920. Pour réparer une identité collective sérieusement mise à mal par 132 ans d'une colonisation de peuplement destructrice à plus d'un titre, les dirigeants se sont livrés dès l'indépendance dans l'impréparation et l'empressement, en se ressourçant exclusivement à la doctrine des ouléma, à un bricolage idéologique en opposant à la latinité et à la langue française de l'ancienne puissance coloniale la langue arabe et l'islam. Mais si la langue et la religion sont de puissants marqueurs identitaires qui, sans doute, ont contribué au cours du Mouvement national à une certaine prise de conscience de l'existence d'une identité collective distincte de l'identité française, elles ne constituent pas pour autant des conditions indispensables à la constitution de la nation qui est une construction politique.
Aujourd'hui, la nation est fondée, notamment sur le sentiment d'une appartenance commune et la citoyenneté qui transcende les appartenances ethniques, linguistiques et religieuses... Or, le concept de nation, tel que conçu après l'indépendance, est largement inspiré de la pensée arabe du XXe siècle sur la nation, née entre les deux guerres et a pris son essor au cours des années 1920 et 1930 en s'inspirant des totalitarismes européens, notamment du pangermanisme. Le mouvement nationaliste et paramilitaire égyptien «misr al fatat», soit Jeune Égypte (1933-1953), à titre d'exemple, s'est inspiré de l'idéologie de la jeunesse mussolinienne. Cette conception de la nation fondée sur les particularismes culturels n'a pas fait depuis l'objet d'un examen critique et elle n'est pas sans soulever de sérieux problèmes, car elle est le produit d'une conception organique de la nation unie par la langue et l'ethnie, et à laquelle l'islamisme a donné un caractère sacré.
Deux moments historiques ont uni les Algériens: la guerre d'indépendance et le Hirak. Le premier a cimenté l'unité du pays et lui a permis de recouvrer son indépendance et se doter d'un État-nation. Le second a permis aux Algériens dans leur grande diversité culturelle, linguistique, d'opinion... de revivifier le lien national en retissant et en resserrant leurs liens et de faire ainsi nation. Ernest Renan a privilégié les malheurs, les tristesses, les peines et les souffrances... communs plus que les joies partagées dans la formation d'une nation. Et les sacrifices, les peines, les malheurs, les souffrances... étaient et sont encore le lot des Algériens.

En émettant des doutes sur l'existence même de la nation algérienne, le président Emmanuel Macron n'a-t-il pas reproduit le fameux poncif colonial qui justifie la colonisation par l'absence d'une construction étatique?
Je ne pense pas que le président Macron ait tenté de justifier la colonisation qu'il a qualifiée en 2017, on s'en souvient, de «crime contre l'humanité», même s'il n'est plus revenu depuis sur cette position audacieuse, et a confié en 2020 à l'historien Benjamin Stora la mission d'élaborer un rapport sur la colonisation et la guerre d'Algérie, rendu public le 20 janvier 2021. Macron s'est fourvoyé en s'interrogeant sur l'existence de la nation algérienne avant la colonisation française. Cette question relève avant tout de la compétence des historiens et plus généralement des sciences humaines et sociales. La nation est une construction politique récente; elle est née en Europe au XVIIIe siècle, consolidée peu à peu à grand renfort d'histoires officielles et de mythes fondateurs, elle a fini par s'imposer au XXe siècle et est transposée dans les pays de la rive sud de la Méditerranée au lendemain de leurs indépendances.
En évoquant la nation algérienne avant la colonisation française, l'Algérie était alors un État vassal de l'Empire ottoman doté des attributs d'un État dès le début du XVIe siècle jusqu'à 1830. Il va sans dire que la nation algérienne renvoie avant tout au passé et, donc, à son histoire. La nation dans son acception moderne n'est ni la société ni la umma; tandis que la deuxième (société) se caractérise par l'immédiateté, le présent, la troisième (umma) que l'on traduit souvent à tort par nation, s'entend de la communauté des croyants, alors que la première (nation) se distingue par «le désir de vivre ensemble», la citoyenneté, c'est-à-dire l'émancipation du citoyen des attaches et des allégeances religieuse, ethnique et clanique... et surtout par sa profondeur historique. Et l'histoire de l'Algérie (Maghreb central ou Numidie), sans renvoyer à la nation puisqu'elle n'existait pas encore, est plusieurs fois millénaire. Plus de deux siècles avant J. C, le roi numide Massinissa réunifia les royaumes berbères, fonda un État dont la capitale fut Cirta, l'actuelle Constantine, et battit monnaie, or le droit de battre monnaie n'est autre que l'un des droits souverains le plus fondamental d'un État. Un siècle avant J-C, Jugurtha, petit-fils de Massinissa, après une résistance de 7 ans contre l'impérialisme romain fut capturé et jeté dans un cachot souterrain à Rome, puis 58 ans plus tard le chef gaulois Vercingétorix connaîtra le même sort par les Romains. Tous deux luttèrent pour la liberté de leurs patries.
Si les Algériens dans leur écrasante majorité ont rejeté les propos de Macron sur la nation et défendu mordicus l'idée d'une nation algérienne, c'est parce qu'elle est de construction récente; l'idée est née et s'est peu à peu développée de la rencontre conflictuelle avec la colonisation française. Dans les pays nouvellement indépendants là où la nation est récente, elle est proclamée et exhibée beaucoup plus férocement que dans les anciennes nations affermies et stabilisées.

Lors de sa rencontre avec les médias, le président algérien assure que la relation entre son pays et la France reste particulière, évoquant ainsi les accords d'Évian de 1962. Qu'en est-il de votre lecture?
Le chef de l'État, Abdelmadjid Tebboune, a tout à fait raison d'avoir qualifié la relation algéro-française de particulière, elle est souvent désignée de passionnelle. Il existe entre les deux pays plus qu'une proximité géographique, historique, juridique et commerciale: des liens culturels, humains et linguistiques rapprochent, en vérité, les deux pays plus qu'ils ne les éloignent, quand bien même les relations entre États seraient parfois tumultueuses, comme la crise qui secoue présentement les relations entre les deux États. Près de 25 000 titres de séjour sont délivrés par les préfectures à des Algériens chaque année en France. L'émigration algérienne occupe une place importante dans les enjeux électoraux: elle est au centre des débats sur les politiques de sécurité, la ville, l'emploi, la protection sociale... À l'inverse, un Français sur six a un lien direct avec l'Algérie, 39% des jeunes en France ont un membre de leur famille ayant un lien avec l'Algérie et en retour un Algérien sur sept a des attaches en France.
Quatre millions de personnes environ transitent chaque année entre la France et l'Algérie, à l'exception de cette période de pandémie. Dans le domaine économique, il est possible d'affirmer sans risque de se tromper qu'il n'existe pratiquement pas de secteur d'activité économique qui échappe aux échanges entre les deux pays, et ceux-ci sont constants y compris en périodes de tension, même si la Chine est passée ces dernières années devant la France dans la balance commerciale. L'Algérie est le premier marché africain pour les exportations françaises, notamment dans les domaines de l'agroalimentaire, du médicament, de l'automobile, des transports, de la banque/assurance, des hydrocarbures... L'on estime à près de 8 000 le nombre d'entreprises françaises qui exportent vers l'Algérie. En revanche, l'Algérie n'occupe que le 18e rang des importations françaises de biens algériens composés à 95% des hydrocarbures (pétrole brut, gaz naturel et carburants).
Quant aux accords d'Évian que le GPRA a pourtant signés en mars 1962, ils n'ont en principe qu'une valeur politique parce qu'ils n'ont été ni ratifiés ni publiés au Journal officiel algérien et n'ont fait l'objet d'aucune mesure de réception de nature à leur conférer force exécutoire dans l'ordre juridique interne.

Où aboutira cette crise diplomatique entre Paris et Alger? Va-t-elle s'estomper ou au contraire s'exacerber avec la montée en puissance de la campagne électorale aux couleurs de l'extrême droite pour la présidentielle d'avril prochain?
L'histoire des relations algéro-françaises est rythmée depuis 1962 par des épisodes de tension et de détente, de rapprochement et d'éloignement, de brouille et de réconciliation... mais les puissants liens entre les deux pays sont toujours constants et à aucun moment ils n'ont été rompus. Même la guerre d'Algérie d'une violence inouïe, aux traumatismes profonds et durables n'a pas provoqué une rupture irrémédiable entre les deux pays. La forte émigration des Algériens en France après 1962, les échanges commerciaux intenses et les multiples liens humains entre les deux pays ont fini par rapprocher les deux pays, sans dissiper tous les malentendus, et prolongent d'une certaine façon l'histoire franco-algérienne. La coopération en tous genres (économique, militaire, sécuritaire...) et les intérêts colossaux entre les deux pays sont de nature à empêcher l'escalade. Par conséquent, tout porte à penser que la récente crise provoquée par les propos sans précédent du président Macron sur la nature du régime algérien s'apaisera dans les prochains mois, même si le malaise risque de persister.

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