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Philippe Fritsch, ancien appelé de l'armée française, raconte ses souvenirs d'Algérie

«C'était non loin des gorges de Palestro...»

Philippe Fritsch a été professeur de sociologie à l'université Lyon 2 et directeur d'une équipe de recherche associée au Cnrs. Ses travaux et publications ont également fait place à des intérêts d'ordre épistémologique et de circulation internationale des idées.

Entretien réalisé par Pr Tassadit Yacine & Kamel Lakhdar Chaouche

L'Expression: Vous avez connu la guerre d'Algérie, comme beaucoup de personnes, des appelés de votre génération, dont Pierre Bourdieu d'ailleurs. Pourriez-vous revenir sur cet épisode, de votre vie, qui est à la fois exceptionnel et dramatique?
Philippe Fritsch: Oui, je puis en parler, mais j'ajoute immédiatement que je ne suis guère représentatif des appelés qui ont vécu la guerre d'Algérie. J'ai passé moins de 3 mois sur le territoire algérien, donc je ne «bénéficie» pas de la carte d'ancien combattant en Algérie et c'est très bien ainsi, car je l'aurais refusée. Ce ne fut pour moi ni exceptionnel ni dramatique car, à dire vrai, je n'ai pour ainsi dire rien vu des horreurs de cette guerre. Tant mieux, en un sens, mais cela ne fait pas de moi un témoin intéressant. Comme à un personnage d'un film d'Alain Resnais - dans Hiroshima, mon amour, il me semble - l'on peut me dire avec raison: «Tu n'as rien vu!». Je n'ai pas connu les déplacements de populations, les exactions en tout genre, les «corvées de bois», les tortures, etc., qu'après coup, une fois le service militaire terminé.
Ce dont je puis témoigner n'est souvent que dérisoire, mais donnera peut-être quelque idée de ce qu'était le service militaire en ce temps, quels dispositifs fonctionnaient pour faire de jeunes gens, souvent à peine sortis de leurs villages, des automates à manoeuvrer sans qu'ils s'interrogent trop sur ce qu'on leur faisait faire. Né en 1933, je faisais partie de la «classe 54-2» et j'ai été appelé à faire le service militaire en novembre 1954. Quoique plus âgé que moi, Pierre Bourdieu a été appelé un an plus tard, le 1er novembre 1955, car il était sursitaire.
Pour comprendre la condition de jeunes de 20 ans appelés à faire le service militaire, aujourd'hui que cette institution n'existe plus, il faudrait rappeler les rites d'incorporation qu'a très bien analysés Louis Pinto dans un des premiers numéros d'Actes de la recherche en sciences sociales. Les jeunes étaient soumis à un apprentissage collectif, rigoureux, physiquement éprouvant, mais surtout formellement et temporellement réglé; ils devaient se plier à des obligations diverses selon des horaires stricts dans l'espace fermé de la caserne, obéir scrupuleusement aux ordres des sous-officiers qui nous faisaient faire l'exercice: marcher au pas, bien sûr, en rang, en colonne, par deux, par trois, demi-tour à gauche ou à droite, halte, repos, garde-à-vous! etc. Gare à celui qui n'y parvenait pas, il devenait la cible des quolibets ou des sanctions.

Est-ce vrai que les punitions étaient parfois collectives, pour entretenir la pression du groupe et sa cohésion?
Ce furent des marches de jour et de nuit, des gardes de jour et/ou de nuit, des exercices de port d'arme et de tir, des corvées de toutes sortes, en particulier de nettoyage des armes et des locaux. En raison du principe, selon lequel «la discipline fait la force des armées», les recrues (l'emploi du féminin n'est pas fortuit) étaient soumises à des ordres souvent peu rationnels, sinon stupides, l'important étant d'obtenir la soumission de ceux qui ont à apprendre à obéir sans se poser de questions sur la raison des ordres et encore moins sur l'ordre des valeurs que cette soumission implique.
Après cette période des «classes», ce fut celle de «l'instruction» pour devenir les uns conducteurs de chars blindés, les autres tireurs et ce fut mon cas. J'appris donc à détruire au canon des cibles éloignées faites de carcasses de véhicules. Puis, ce furent des grandes manoeuvres interalliées sur les terrains dévastés et couverts de neige ou de boue du camp de Mûnsingen où les chenilles des chars de combat arrachaient des paquets de terre. J'avais le tort de ne pas prendre tout ce «cirque» au sérieux et m'attirais les foudres du chef de char, un sous-officier de carrière, qui «avait fait l'Indo»: pendant les trajets, je m'ennuyais ferme dans la tourelle du char et je lisais un livre d'Henri Wallon précisément sur le jeu; furieux, le maréchal des logis m'intimait l'ordre d'observer le ciel pour repérer d'éventuels avions... «Vous qui avez de l'instruction, ça devrait vous intéresser!».
En même temps, nous subissions une véritable inculcation idéologique à partir de films, généralement en provenance de l'armée américaine ou de la guerre d'Indochine, et en suivant des rites (lever des couleurs, rassemblement sur la place d'armes, etc.) destinés à bâtir un système de valeurs et de normes propres à incorporer des manières d'être et de faire, à renforcer la cohésion du groupe et «l'esprit de corps».
Surtout, nous étions coupés du monde: bien sûr les téléphones portables n'existaient pas encore et nous ne disposions d'aucune information, les journaux étaient interdits, la radio également. Certes, on avait entendu parler des «évènements d'Algérie», selon l'euphémisme officiel, mais c'était lointain. En avril 1956 je fus, comme tous les appelés de ma classe d'âge, «libéré des obligations militaires» mais immédiatement «maintenu sous les drapeaux». Vous pouvez imaginer le coup de massue que ce fut pour nous qui étions rattrapés par une histoire dont jusqu'alors nous ignorions tout. Puis ce furent les départs vers l'Algérie, par petits paquets. Mon tour vint en juillet 1956. Dix jours auparavant, je fus nommé brigadier, je n'ai jamais su pourquoi. Partis des environs de Trêves en Allemagne, nous étions quatre munis d'un ordre de mission qui nous envoyait vers le camp Sainte Marthe à Marseille pour traverser la Méditerranée, débarquer à Oran, prendre le train pour Alger et de là vers l'Est - j'avoue ne plus me souvenir du nom du bled où nous sommes arrivés avec notre paquetage et notre fusil sans munition. Par contre, je me souviens que nous nous sommes fait «mettre en joue» par d'autres militaires qui nous ont emmenés au poste de garde comme si nous étions des déserteurs.
En fait, il nous était reproché de nous conduire comme des touristes: «Ici, c'est la guerre!». Ce devait être aux alentours de Bouira, non loin des gorges de Palestro où en avril, il me semble, des militaires français étaient tombés dans une embuscade et avaient été massacrés.
Très vite, nous avons quitté la ferme viticole qui servait de cantonnement et sommes partis «en opération». Beaucoup d'entre nous n'attendaient que cela d'ailleurs, surtout parce qu'ils s'ennuyaient, certains pour fouiller les mechtas et faire main basse sur ce qui leur paraissait exotique. Je ne comprenais guère cette attitude chez des jeunes de mon âge. En outre, ils étaient originaires des environs de Nice et leur patois m'était étranger.

En quoi consistaient les opérations?
Elles consistaient en ouverture de routes coupées par les combattants du FLN ou en contrôle des villages. Une seule anecdote dira peut-être comment j'ai vécu cette période, car elle n'a pas été pour rien dans ma prise de conscience de ce que signifiait le «maintien de l'ordre». Nous marchons à pied dans les monts du Djurdjura avec des ânes et des mulets, sans doute réquisitionnés pour porter le matériel, difficilement d'ailleurs, car nous n'étions pas très experts pour équilibrer les charges sur les bâts. Au loin, la forêt brûlait. Nous ne savions pourquoi, mais depuis je me suis laissé dire que du napalm avait été utilisé pendant la guerre d'Algérie, pour déloger «les rebelles».
Le capitaine, qui nous avait fourvoyés et qui s'énervait, braque son pistolet sur un gardien de chèvres qui, apeuré et n'entendant pas le français, tentait de s'enfuir. Heureusement, l'un d'entre nous fait comprendre au gamin qu'il suffisait de nous dire où nous étions. Cependant, arrivé au-dessus du village, l'officier nous a fait mettre les fusils mitrailleurs en batterie pour tirer s'il en donnait l'ordre. Heureusement encore, tout est resté calme et nous nous sommes retirés. Mais, en quittant le village, au lieu d'emprunter le chemin, cet officier nous a fait traverser les jardins: cette malveillance stupide mais délibérée, comme ce qui avait précédé, m'était insupportable mais semblait laisser indifférents les autres soldats...
Ces souvenirs n'ont rien de glorieux ni de vertueux, mais peuvent dire le dérisoire de certaines situations, l'engrenage possible d'autres, la routine de beaucoup d'autres, dans ce qui, pour moi, pendant ce court laps de temps, a ressemblé à la guerre sans l'être vraiment. Je me demande souvent comment j'aurais réagi, ce que je serais devenu, si cela avait duré davantage?
Quelques années plus tard, un étudiant algérien m'a demandé pourquoi je n'avais pas déserté. Je ne sais plus ce que je lui ai répondu exactement, mais, sur place dans les situations que j'ai connues, je ne me posais pas la question: j'avais été embarqué, sans avoir pu le prévoir, dans une sale affaire. En outre, pour celui qui était repris, la désertion entraînait d'être traduit devant un tribunal militaire, sans doute en l'occurrence devant un Conseil de guerre et condamné au moins à quelques années de prison. Plus sournoisement, les appelés fichés comme opposants à la guerre d'Algérie étaient envoyés pour des missions impossibles entre deux feux et finissaient sous les balles des uns ou des autres adversaires, comme l'a bien décrit un de mes amis, aujourd'hui décédé, qui l'a raconté dans un de ses romans intitulé La Méditerranée traversait la France.
Ce livre, c'est en quelque sorte pour tenir le coup que Georges Valéro avait commencé à l'écrire pendant son service militaire en Algérie.
En ce qui me concerne, un accident est venu, je dirais heureusement, mettre fin à ces quelques semaines et m'a épargné les «cas de conscience» qui n'auraient pas manqué de se poser assez vite: la veille du 15 août, après une chute de plusieurs mètres, j'ai été dirigé vers l'hôpital Maillot d'Alger, puis rapatrié sanitaire vers Marseille, Paris et enfin Lille. Un congé de convalescence m'a alors permis de me présenter aux examens du certificat de psychologie générale à la Sorbonne. Je ne retournais pas en Algérie et je fus affecté dans un régiment de cuirassiers à Noyon où j'ai passé les derniers mois de «maintien sous les drapeaux» avant d'être enfin libéré en mai 1957 (les appelés de ma classe d'âge ont fait 30 mois de service militaire).

De Quoi j'me Mêle

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