Le professeur Noureddine Toualbi- Thaâlibi nous a quittés:
Hommage à un bâtisseur de l'Université algérienne
«En vérité, quand les rois entrent dans une cité ils la corrompent, et font de ses honorables citoyens des humiliés. Et c'est ainsi qu'ils agissent.» Coran:Sourate An-Naml27/-34
C'est avec tristesse que nous rendons compte du décès du professeur Noureddine Toualbi-Thaâlibi parti sur la pointe des pieds dans l'anonymat le plus strict et pourtant! Est-ce une fatalité que nous ne puissions pas rendre justice à ces bâtisseurs de l'Algérie de nos rêves et qui tarde à prendre son envol?. Nous avons collaboré ensemble, il m'aida, notamment à lancer l'Université de la formation continue. J'avais beaucoup appris à l'écouter développer élégamment sa pensée, son éclectisme en toute chose.
Qui est le professeur Toualbi-Thaâlibî?
Il n'est pas possible de résumer cinquante ans de combat contre l'ignorance en quelques phrases. Noureddine Toualbi-Thaâlibî est professeur d'université où il a enseigné l'anthropologie psychanalytique et la psychologie de l'interculturel. Docteur en psychologie et docteur d'Etat es-lettres et sciences humaines de la Sorbonne, ancien recteur de l'Université d'Alger, ancien directeur de cabinet de l'éphémère ministère des Droits de l'homme. Représentant l'Algérie durant plusieurs années auprès d'organismes intergouvernementaux tels que l'Unesco, et l'Alecso. Noureddine Toualbi-Thaâlibi fut l'heureux récipiendaire en 2014 de la Médaille d'or de l'Organisation arabe pour l'Education, la Culture et la Science (Alecso).
Noureddine Toualbi-Thaâlibî est l'auteur de nombreux ouvrages et études d'un apport important à la théorie du changement social au Maghreb. Ses recherches portaient plus particulièrement vers les manifestations de la «crise culturelle» au Maghreb saisie à travers une variété d'opérations psychoculturelles les «stratégies identitaires» et dont l'auteur s'attache à décrire rigoureusement les mécanismes et les pannes.
La description de l'acculturation forcée imposée par le pouvoir colonial
Dans un article qui n'a pas pris une ride: «L'ambivalence culturelle: Des reliquats psychologiques de l'histoire coloniale» avec une rare lucidité et comme document à charge sur la nuit coloniale dont nous devons faire un inventaire sans concession, Noureddine Toualbi Thaâlibi s'est intéressé justement à l'identité et sa problématisation par le fait colonial qui lui substitue de force sa propre vision de la culture. Cette acculturation forcée est vécue comme un traumatisme par l'Algérien partagé entre deux mondes. Celui duquel il est issu et qu'il pensait gravé dans le marbre et celui qu'on lui oppose
Nous lisons: «Il n'est évidemment pas question de chercher ici à confondre tous ces faits de dérèglement. Leur dimension historique restitue.les effets tardifs des processus d'acculturation que chaque puissance coloniale utilise habilement pout frapper à mort la culture autochtone. Cette acculturation consiste généralement à saturer l'environnement culturel du colonisé par une quantité infinie de modèles étrangers que l'on prendra soin de gonfler de significations prométhéennes afin de potentialiser leur. force attractive. Mais malgré tout, il faut en convenir, les procédés d'acculturation qui se dotent toujours d'une force hégémonique régulièrement renouvelée, finiront par entamer.les résistances de la culture traditionnelle; et à défaut de la frapper à mort, ils la pervertiront progressivement et aboutiront ainsi à l'étape de la désacralisation de la culture locale. Dans 1e même temps, la culture originelle est savamment dépréciée, voire dévitalisée: identifiée à ses items les plus désuets, on jouera sur sa vocation folklorique, sinon fanatique pour accréditer sa faiblesse structurelle à s'inscrire dans un quelconque universalisme. Naturellement, toute culture menacée de désintégration produit en réaction, des mécanismes de défense pour assurer sa survie. Ce sera les traditionnels processus de contre-acculturation ou d'acculturation antagoniste tels qu'ils furent répertoriés pat F. Fanon (1961) C.Devereux TF (1970)». (1)
Le professeur Toualbi fait le constat amer d'une tentative de désintégration identitaire: «Il faut en convenir, les procédés d'acculturation qui se dotent toujours d'une force hégémoniste régulièrement renouvelée, finiront par entamer.les résistances de 1a culture traditionnelle; ex, à défaut de la frapper à mort, ils la pervertiront progressivement. L'on aboutit ainsi à l'étape de la désacralisation de la culture locale.». (1)
Quel est le rôle de l'intellectuel?
Un autre champ d'investigation étudié par le professeur Toualbi-Thaâlibi est celui de définir ce que devrait être un intellectuel dans les pays du Tiers-Monde. Le défi est de faire face, tenter d'être un référent et ne pas perdre ses repères moraux en face du pouvoir C'est là qu'en théorie l'intellectuel «irréprochable» intervient et doit tenir compte de la réalité du monde. Ce que lui reprochera Antonio Gramsci qui parle de praxis c'est-à-dire son refus de se jeter dans la mêlée de la réalité du terrain. À l'autre bout du curseur, dans son ouvrage culte, La Trahison des clercs, Julien Benda reproche aux intellectuels de perdre leurs âmes en s'acoquinant avec le pouvoir. À une époque où de nombreux intellectuels et artistes se tournaient vers la politique au nom du réalisme, Julien Benda leur reproche de se détourner des valeurs cléricales, c'est-à-dire la recherche du beau, du vrai, du juste et qui sont pour lui statiques, désintéressées et rationnelles. Nous allons dans ce qui suit montrer que ce que l'on appelle généralement l'élite, demande à «être explicité tant il est difficile de le cerner». (2)
Les intellectuels ont-ils vocation à trahir leurs idéaux? Julien Benda avait dénoncé l'abandon des valeurs universelles humanistes, héritées des Grecs, au profit de l'engagement partial et contingent: «Les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, que j'appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d'intérêts pratiques.» (...) Ils ont introduit à l'intérieur de la vision des événements, comme un ver qui le ronge, leurs propres passions et préjugés: «Ils sont des hommes politiques qui se servent de l'histoire pour fortifier une cause dont ils veulent le triomphe.» Et à partir de là, ils adoptent une posture politique leur permettant d'asseoir leur image d'opposant ou de faire fructifier leurs notoriété et intérêts personnels. Ne les intéressent plus que la passion politique, le désir de vaincre dans la controverse, avec toutes les armes disponibles, fussent-elles les plus viles: le mensonge, la diffamation et la diabolisation de l'interlocuteur devenu un adversaire à abattre, à déconsidérer.» (3)
Cette réflexion est plus que jamais d'actualité. Devons-nous alors être des intellectuels organiques au sens de Gramsci pour avoir une visibilité sociale et faire notre propre chemin dans la vie? Ne risque - t - on pas, à force de compromis tomber dans la compromission avec le pouvoir? Il est aussi curieux de constater que sur les grands problèmes qui interpellent le pays, les intellectuels ou réputés tels font preuve soit d'un silence assourdissant soit s'installent dans le nihilisme contre le pouvoir Ils font dans le «Ya qu'à» au lieu de se battre pour changer les choses quand le train d la cohésion sociale nous impose d'intervenir au lieu d'imiter l'autruche, et mettre sa tête dans le sable?» (2).
On ne peut mieux comprendre le dilemme qu'en citant l'inoxydable Edward Saïd pour qui: «La politique est partout. Les intellectuels sont de leur temps, dans le troupeau des hommes menés par la politique de représentation de masse qu'incarne l'industrie de l'information ou des médias, L'intellectuel doit, pour y parvenir, fournir ce que Wright Mills appelle des «démasquages» ou encore des versions de rechange, à travers lesquelles il s'efforcera, au mieux de ses capacités, de dire la vérité. (...) L'intellectuel, au sens où je l'entends, n'est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu'un qui engage et qui risque tout son être sur la base d'un sens constamment critique, quelqu'un qui refuse, quel qu'en soit le prix, les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s'engage à le dire en public (...).» (4). (5)
L'intellectuel arabe entre particularisme et universalisme
Dans le même ordre et en écho, dans une contribution sur la Crise culturelle et la fonction de l'intellectuel dans le monde arabe Noureddine Toualbi-Thaâlibi avance que pour l'intellectuel il se trouve confronté aux mêmes «écueils de censure, voire d'auto-censure» durant le pouvoir colonial et après avec l'Etat indépendant. Il écrit: « Il n'est pas d'entreprise plus incertaine, pour un ‘'intellectuel'', que celle qui prétend le définir. (...). Le discours sur la fonction de l'intellectuel dans la société est un thème étonnamment récurrent. ‘'L'acte'' intellectuel implique en conséquence un certain niveau de perfection réflexive et discursive que sont nombreux à envier à son auteur tous ceux qui reconnaissent en lui le détenteur d'un savoir réservé à quelques rares privilégiés de la société» (6).
À l'exception peut-être de Gramsci dont il semble que des intellectuels arabes aient, sur le tard, trouvé en lui (notamment à travers deux de ses concepts, ceux «d'intellectuel traditionnel» et «d'intellectuel organique»), quelque motif au traitement analogique de leur propre réalité sociale - encore que les réserves à ce sujet soient nombreuses comme le montre l'excellente étude de T. Labib (1994) -, l'incertitude plane sur tout discours prétendant définir les multiples facettes de l'intellectuel. À supposer même qu'elles puissent être en conformité avec les catégories gramsciennes, les fonctions au moyen desquelles pourrait, aujourd'hui, se définir l'intellectuel tiendraient-elles du caractère «critique» de ses rapports à la société et au pouvoir dominant ou plutôt du degré de sa collusion avec l'ordre établi, comme il se produit souvent dans les sociétés arabes? Là où les régimes en place tirent trop souvent leur légitimité des stratégies de «mobilisation des allégeances» dont parle S. Cheikh? (6)
«Ainsi que le montre bien A. Jaghloul pour la société algérienne, l'intellectuel arabe n'est, pour reprendre la typologie gramscienne, ni véritablement traditionnel ni totalement organique. Pour des raisons qui tiennent à la fois des conditions historiques et culturelles du pays et du blocage - tant par le pouvoir colonial que par celui de l'État national - de la formation de forces sociales homogènes, le processus habituellement productif des élites n'a pas joué, ou jouant les premières années de l'indépendance, il devrait être aussitôt récupéré par le pouvoir qui en fera l'un des instruments de légitimation de ses structures idéologiques ou l'alibi du centre de luttes d'appareils. De ce paysage sociopolitique n'obéissant à aucun standard connu, allait finalement résulter une intelligentsia, non au sens classique du terme, mais des catégories d'intellectuels poreuses car porteuses de formes disparates de savoir, sans véritable ossature culturelle et intellectuelle référentielle ni véritable prise sur le monde social réel. F. Darraj (1979) ne dit pas autre chose lorsqu'il écrit: «(...)) Parce qu'il est transitoire, cet intellectuel est à la fois organique et traditionnel.». (4)
Il est vrai que le pouvoir limite les degrés de liberté: «Le fait vient, là aussi, de la nature fortement hégémonique de l'État-national qui, à mesure qu'il étendait son contrôle sur la société, rognait subrepticement des sphères entières de son capital symbolique s'appropriant ainsi jusqu'aux fonctions de son imaginaire. Et ce n'est qu'une fois que cet assujettissement des ensembles eût été progressivement finalisé, qu'il lui devenait loisible de se présenter à tous comme le seul producteur de sens existentiel et... intellectuel! Les systèmes politiques nés du modèle de parti unique dans les sociétés arabes et maghrébines sont particulièrement attachés à cette technique de «dépouillement» des structures anciennes porteuses de sens symbolique»(6).
«Cette activité complète la stratégie de substitution intégrale de l'État à la société et utilise, de préférence à l'action violente propre aux anciens régimes totalitaires, des techniques de dissuasion, qui, pour être plus pernicieuses, ne sont pas moins aussi efficaces: la minoration systématique du rôle social de l'intellectuel, son exclusion symbolique du champ des interactions sociales et politiques, l'assignation - au moyen, notamment de la langue et des impératifs idéologiques à configuration syncrétique - d'une identité exclusive, ‘' prescrite'' (N. Toualbi, 1990 et 2000), sont les techniques habituelles de pouvoirs en grave déficit de légitimité démocratique visant l'homogénéisation et l'uniformisation des genres. Et surtout la forclusion de la protestation!». (6)
Pour terminer, conclut l'auteur: «Admettons que, lorsqu'une société choisit de fonctionner au moyen de mythes fondateurs aux fins de préserver son invariance identitaire et ce, au moment même où le reste du monde subit une transformation sans précédent, cette société-là phagocyte sans même s'en douter son temps de présence dans l'histoire des hommes. À partir de là, faut-il s'étonner que ses intellectuels, son élite, ses cadres et tous les éléments qui constituent l'âme de laquelle elle est censée puiser l'énergie nécessaire à son dynamisme, soient si peu sollicités par elle pour partager un destin qu'elle préfère inscrire dans l'immobilisme?». (6)
Conclusion
Noureddine Toualbi-Thaâlibi était un honnête homme au sens de Voltaire. Il avait une façon élégante d'emporter l'adhésion de son auditoire. Il s'en est allé sans bruit. Nous devons rendre hommage à ces météores qui nous attirent vers le haut par leur savoir À tous ces hommes illustres ces Gardiens du Temple du savoir du savoir-être, la patrie devrait être reconnaissante. Il est plus que jamais temps que l'Algérie nouvelle de la rigueur et de l'appropriation des normes universelles se traduise enfin dans les faits. C'est à ces conditions qu'au bout d'un effort pérenne nous sortirons graduellement de l'impasse du monde magique actuel.
*Professeur émérite Ancien ministre de l'Enseignement supérieur
1.Nour Eddine Toualbi: L'ambivalence culturelle: Des reliquats psychologiques de l'histoire coloniale https://www.asjp.cerist.dz/en/downArticle/763/1/1/152968 Algérie Actualité 3 au 9 novembre 1983
2. https://www.lexpression.dz/chroniques/l-analyse-du-professeur-chitour/a-quoi-servent-les-intellectuels-191313
3. Daniel Clervaux: La Trahison des clercs - les intellectuels se sont toujours trompés de camp 25. Achkel.info juillet 2010
4. http://www.monde-diplomatique.fr/2006/ 05/A/13489
5. Edward W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, Paris, 1996
6.Noureddine Toualbi https://www.cairn.info/revue-sud-nord-2001-1-page-11.htm Sud/Nord 2001/1 (no 14), pages 11 à 21