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La vie de Pirate de Lyès Benmoussa

Un roman qui interpelle

Les deux romans donnent cette impression;: Redlly, comme Sollers, donne le sentiment de jouer à saute-mouton dans son texte. On saute une, deux, trois pages, sans être absolument sûr d'avoir manqué quelque chose. Nous pensons aux Nnourritures terrestres de Gide. Sur la couverture, il y avait une caricature de deux personnages et ce court échange entre eux: «Et le sujet? -Il n'y en a pas.» Le livre que vous avez en main en a un. La vie de Pirate. Un livre sur la flibusterie? Une autobiographie, puisque il est écrit à la première personne du singulier? Non plus? Le «je» n'est qu'un jeu, un procédé littéraire comme c'est l'habitude chez les romanciers quand ils racontent une fiction. Ce qui n'arrange rien, c'est que l'ouvrage de 94 pages (Annie Ernaux écrit des livres avec une cinquantaine de pages, parfois. Cela ne l'a pas empêchée d'être prix Nobel), fait penser à un long poème. La rime revient à chaque fois, comme pour rappeler que c'est d'abord un chant et non un conte. Comme dans Le soulier de satin de Paul Claudel ou Le chant de Maldoror de Lautréamont, moins la rime, ou encore dans Nicolas Breugnon, de Romain Rolland, avec la rime où l'unité de sens ne subit aucune altération.
Ces éléphants que l'on abat
Fatigués de tant d'élucubration, vous prenez le livre comme il vient et vous donnez libre cours à votre curiosité, aiguillonnée elle-même par une imagination débordante. Qu'est-ce que cette histoire de Pirate? Abandonnons ici toute idée de classement, puisque nous échouons dans nos efforts. L'essentiel pour nous qui présentons ce n'est pas de classer ou même de critiquer, mais juste d'émettre un avis et celui-ci est plutôt favorable. Et ce n'est ni pour l'histoire elle-même qui s'effiloche comme un nuage au soleil de mai, ni pour la rime, qui, tout compte fait, n'a rien à y faire, mais juste parce que c'est bien écrit. Nous aurions ajouté bien construit s'il s'était agi d'un récit linéaire. Cela aurait au moins indiqué dans quelle direction souffle le vent.
N'exagérons tout de même pas. Les pages qui ont chacune un sous titre peuvent être lues indépendamment l'une de l'autre. Le bas monde, L'auteur1, L'éléphant, La peste, L'étranger1 et les suivantes posent la question de la continuité. Cependant l'auteur est omniprésent et rappelle que c'est le narrateur qui tient la barre dans ce bateau, au mât duquel, il lui plait de pendre un drapeau de pirate.
L'auteur donc parle et peu importe s'il chante, en parlant. Parce qu'il dénonce des choses abominables, alors nous l'écoutons. Nous découvrons que ce Pirate qui sillonne les sept mers sans quitter sa chambre a un coeur d'or. Qu'il ne cherche pas à piller. Mais à rétablir l'ordre et la justice bafoués. Il nous propose à sa manière une autre version de Robin des bois. Prendre au riche pour le donner au pauvre. Rêve, fiction, utopie! La vie de Pirate, c'est cela, un désert et un mirage..Il n'y a pas plus de mer, de bateau que de pirates! L'auteur parle pour s'endormir et nous endormir avec lui. Par exemple ceci à propos de l'éléphant: «De loin, j'ai vu le pauvre éléphant qui ne pouvait suivre son clan, j'ai vu la douleur dans ses yeux (...) j'ai vu le sourire du braconnier et l'atrocité des balles à bout portant...»
Oublions un instant, la rime, qui tel le clapotis de l'eau contre le ponton ou la coque d'un navire vient nous rappeler sa présence. Ne nous concentrons que sur les mots et la façon dont ils sont distribués dans la phrase. J'ai vu, expression répétée trois fois. J'ai vu l'éléphant...J'ai vu la douleur dans ses yeux...J'ai vu le sourire du braconnier etc...Et admirons la force de ces deux simples mots répétés trois fois. Scènes hallucinantes, images insoutenables! On voit réellement ce qui se passe: l'éléphant esseulé, qui s'est laissé distancer par la troupe, les coups de feu tirés à bout portant et le sourire cruel et satisfait du braconnier....
Dit-on plus éloquemment les choses?
L'auteur de ce livre s'est-il souvenu de la lettre de Romain Gary à l'éléphant? Ou est-ce tout simplement le souvenir d'un documentaire visionné dans un salon, à partir d'un fauteuil ou d'un canapé en regardant la télé? Gary met en garde contre le danger qui guette cette espèce menacée. Il a voyagé en Afrique et raconte sa rencontre fortuite avec un grand éléphant dans une forêt. Cette rencontre se termine par la fuite, chacun de son côté. Redlly pointe du doigt le braconnage. Les deux fois prix Goncourt dénonce notre civilisation et prévoit à brèves échéances la disparition prochaine de ce mastodonte, qui par sa taille et son poids paraît comme une incongruité de la nature. L'auteure de la vie de Pirate ne semble s'intéresser à cet animal que parce qu'il a été «témoin» d'une scène de braconnage qu'il condamne sans ambigüité.
Il y a bien une page sur la brebis, une autre sur la panthère des neiges, mais comme la page sur la Joconde, en parle-t-il réellement? Son souci, on le sent ailleurs.
Je omniprésent et rime sans rime ni raison
L'emploi du je, comme de la rime, est excessif. On sent que tout ce qui est évoqué dans ce livre, tout ce qui est peint, et mis en scène ne sert que de faire valoir. Le Je, omniprésent dans le récit domine. On ne voit que lui, on n'entend que lui. Et pourtant qui est-il? L'auteur, nous dit je suis l'auteur et signe avec un pseudonyme: Redlly.
Qui est Redlly? Un jeune Algérien, un Bouiri qui s'est mis dans la peau d'un «Pirate», d'un auteur et qui nous parle de son malaise face à un monde où rien ne va à cause de l'homme, son égoïsme, son hypocrisie, sa haine, sa bêtise. Un monde qui ne pourrait que mal finir. Comme l'éléphant. C'est peut-être cela, notre monde: une espèce menacée, en voie de disparition. Il y a trop de destruction. C'est pourquoi le Pirate sur son bateau battant pavillon noir à tête de mort part en guerre contre tout ce qui menace l'ordre et la paix dans le monde.
Pourtant le livre commence bien et on est accroché dès les premiers mots: ‘Quelques billets en poche, c'était vivre ou crever.». Ce beau, ce magnifique début a, hélas, une suite. Maladroite comme dans cet échange bref dans Horace, de Corneille: Que voulez-vous qu'il fît? Qu'il mourût. On connait la suite: Ou qu'un beau désespoir alors le secourût. Et l'effet est irrémédiablement gâché.
Nous aurions aimé qu'il n'y ait pas de suite à cette phrase si vive, si géniale. On est toute de suite dans l'action. Il fallait poursuivre dans cette direction. On ne lâche pas un pareil filon.
Comment ne pas voir dans ce virage une espièglerie? De génie, d'accord, mais une espièglerie. Comme pour la rime et aussi cette façon de donner un titre à chaque page. Même si on sent qu'il y a un mouvement dans ce récit, la rime, abondante, détonne.
À l'auteur, puisque c'est lui le héros, est consacré dix pages pleines. Mais en est-il une seule dans tout le livre où il n'est question de lui? Prenons Le chardonneret. De quoi, croit-on, qu'on parle sur cette page? De ce petit oiseau au plumage si beau, si coloré? À peine une demi-phrase. (...pauvre chardonneret mis dans une cage...). Un peu plus loin, page 6, Le léopard des neiges, bouleversé, le narrateur se souvient encore du chardonneret «prisonnier de ses émotions». De la panthère des neiges, il a juste ces quelques mots: «Je me présente comme le léopard des neiges.» et «Je vois la neige arroser mon sang» On notera ici l'inversion de la formule: la neige qui arrose le sang et non le contraire. Signe qu'on est plus dans la poésie que dans la prose, dans le chant que dans le récit.
Le reste est consacré à l'auteur. «J'ai appris à détester le monde, autour de moi tout s'effondre.» est-il dit page 4 qui porte le sous-titre Auteur1. Ã la page 90, consacrée à l'Auteur, on peut lire encore: «La haine et la misère sur fond de ténèbres, je reste le même pirate.»
Un mot sur le style
Nous en avons déjà fait la remarque, toutes les phrases de l'auteur sont bien construites et pleines de rythme et d'images, ce qui confère au texte beauté et harmonie. Le seul regret est la trop grande fréquence de la rime. Pourquoi faire? Les phrases étant belles par elles-mêmes,. elles n'ont pas besoin d'atours. Cela en ternirait l'éclat.
Le fait qu'elles soient longues ne gêne nullement, car il y a derrière, la maîtrise parfaite de la langue.
La richesse du vocabulaire sauve de la répétition et de l'ennui. La vie de Pirate aurait été abandonnée dès la première phrase, quand le récit vire vers autre chose que la narration des faits. Et c'est un fait que l'auteur chante plus qu'il ne raconte. Il y a dans le texte, ce nous semble, un peu du style du rappeur. Mais encore, une fois, on a de beaux passages et le reste passe sans problème.
Ces petits inconvénients ne doivent pas être un obstacle pour ceux qu'animent leur passion pour la langue de Molière. On peut lire La vie de Pirate, comme on lit une digression dans Proust ou n'importe quel auteur classique. On n'est jamais sûr d'avoir tout compris, mais le peu qu'on a retenu, quelle autre récompense peut le valoir?
Nous pensons en écrivant cela au Le soulier de satin, de Paul Claudel. Lu à vingt ans, qu'est-ce qu'un jeune peut retenir de ce texte sans rime, certes, mais où, sans point, à chaque phrase-vers, on revient à la
ligne? Que peut, en effet, comprendre un jeune non initié au vers libre, quand ledit vers prétend se mettre au service de la narration?
La vie de Pirate obéit sans doute au même mobile. Claudel a écrit aussi Tête d'or et d'autres livres avec le même style, Rimbaud, quittant l'alexandrin, devenu trop étroit pour le poète visionnaire, écrivait Saison en enfer et Baudelaire Poèmes en prose.
Peut-être notre génie, dans un écart de conduite littéraire et artistique compréhensible, a voulu s'illustrer à ses débuts par un coup d'éclat en écrivant La vie de Pirate, un genre qui n'entre apparemment dans aucun classement connu?
Quoi qu'il en soit, ce jeune écrivain qui n'en était qu'à ses débuts a d'autres projets. Il y a un an, il était sur le point de publier un second livre.
Les quelques paragraphes que nous avons lus nous convainquent que les reproches que nous faisons ici sont inutiles. Non seulement le second livre raconte une belle histoire, dans l'ancien temps, mais la rime a complètement disparu du texte. Expurgé de cet inutile ornement, le style est devenu plus coloré, plus chatoyant.
Nous savons que la carrière littéraire n'est ouverte qu'aux jeunes talents qui ont quelque chose à dire et à prouver. Ceux qui n'en ont que les prétentions restent bloqués dès le seuil. Les exemples abondent en histoire littéraire. Ce n'est pas le cas de l'auteur de la vie de Pirate qui est déterminé à poursuivre son chemin contre vents et marées.

De Quoi j'me Mêle

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