Deux œuvres majeures de Rachid Boudjedra
Entêté, insomniaque, dites-vous?
Lire ou ne pas lire. Là est la question. Bien. Oui, mais lire quoi? Eh bien tout et rien, pardi! Ne ronchonnons pas. Toutes les lectures sont bonnes à prendre. Dans n'importe quelle langue, l'essentiel étant de pouvoir maîtriser son sujet. Il n'y a pas de bons et de mauvais livres. Encore moins de bons et mauvais lecteurs. De bons et mauvais auteurs. Il n'y a que des livres, des auteurs et des lecteurs! Classiques ou contemporains, qu'importe! À tout un chacun de savoir faire le tri entre ce qui est intéressant et ce qui ne l'est pas, entre ce qui est nourrissant spirituellement et ce qui pollue. Pour peu que la volonté de lire, d'exister à travers la lecture, d'enrichir son intelligence, de s'évader d'un pesant carcan quotidien, perdure dans le temps et se pérennise. Ce n'est qu'à ce prix que l'individu se forme, s'éduque et devient un citoyen responsable. Mais lire quoi? Qui? Et pourquoi? La tendance de ne s'intéresser qu'à des auteurs outre- Méditerranée existe malheureusement. La lecture n'échappe pas à l'implacable loi de l'offre et de la demande, avec son lot de marchandises bien empaquetées, précédées d'un tapage médiatique, au détriment de ce qui se produit localement. Loin de moi l'intention de vous inciter à mettre au rebut des classiques mondialement connus et reconnus. Des livres qui ont traversé les siècles et qui n'ont pas perdu un pli de leur aura malgré l'irruption des TIC dans notre quotidien, la profusion des réseaux sociaux dans nos moeurs et l'implacable'IA qui veut s'ingérer dans tout ce que l'on entreprend. Il est inutile de donner des exemples d'auteurs des siècles passés, ils tiennent encore le haut du pavé tant ils nous ont marqués à un certain moment de notre vie, principalement au lycée et continueront d'impressionner les générations futures. Et souvent, sport national, on minimise la portée de notre propre patrimoine littéraire. Certes, il est jeune et n'a pas encore bouclé la soixantaine. Qu'importe l'âge puisqu'il fleurit à l'ombre des aînés, des écrivains géants, tels Kateb Yacine, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Assia Djebar et d'autres qui se sont imposés et affermis dans de douloureuses conditions. À ceux-là, reconnaître le dur combat qu'ils avaient mené pour tracer la voie, ne serait que juste retour de choses à leurs places. Mon propos n'est pas tant de gloser sur le mérite des uns et des autres, mais de parler humblement d'un auteur bien de chez nous.
Un auteur, que dis-je, un autre géant de la littérature nationale qui n'a rien à envier aux aînés, que j'avais rechigné à lire pour je ne sais quelle raison. Finalement au détour d'une escapade dans les librairies d'Alger, je suis revenu avec deux de ses livres: L'escargot entêté et Journal d'une femme insomniaque. J'ai vainement tenté de débusquer le titre La répudiation», c'est peine perdue. Ne croyez pas que cet auteur en langue française et arabe, n'a édité que ces trois livres. Oh, que non, il en est à une pléthore d'ouvrages, une trentaine environ.
L'escargot entêté relate l'histoire d'un chef de service chargé de l'hygiène d'une grande ville. Pour être plus précis c'est le dératiseur en chef. Il a sous sa responsabilité des agents dont il n'a pas confiance, qui ont pour fonction de mettre un terme à la prolifération des cinq millions de rats qui ont envahi la cité (elle-même envahie par des gens déracinés de leur douar) et mettent en danger la vie des citoyens car s'attaquant à tout et particulièrement à un gros tuyau de gaz. L'exterminateur procède avec une panoplie de produits toxiques les uns plus que les autres, des produits qu'il expérimente. La cinquantaine, ponctuel à son travail, il est célibataire, solitaire, taciturne, habitant seul (même ma soeur n'est jamais rentrée chez moi, dit-il) et adepte d'Abou Othman Amr Ibn Bahr (166-252 de l'hégire) dans son Traité des animaux. Il voit les autres, la société, ses collègues sous son seul prisme. Il note tout sur des fiches qu'il cache dans ses habits. Il a une aversion pour les deux chauffeurs de bus qu'il prend pour se rendre à son travail. Un drôle de personnage! Sa passion pour les surmulots qu'il décrit avec amour, avec maintes précisions jusqu'à connaître dans les moindres détails leur existence génésique, le pousse à faire des élevages. Ne vous fiez pas au titre. Ce sont les rats les maîtres incontestés du récit, ils prennent toute la longueur des six jours et l'essentiel des 147 pages du livre.
L'escargot, certes entêté, est imaginaire. Il pollue le cerveau du vaillant chef de service qui le voit le surveiller à chaque fois qu'il sort de la maison. Lui non plus (le gastéropode, évidemment) verra sa vie sexuelle disséquée! L'autre ouvrage» Journal d'une femme insomniaque n'est pas en reste. Long monologue d'une femme, une docteure, qui s'épanche sur sa vie, ses passions, ses pulsions et ses états d'âme. Elle est aussi célibataire, et a goûté aux plaisirs de la chair en prenant un mauvais amant (donc il -mon premier amant- remplit ma bouche de sa bave immonde) qu'elle rebute rapidement. Elle a un père tout le temps en voyage qui envoie des cartes postales qui n'ont aucun sens, deux frères dont l'un est revenu de l'étranger dans une bière qu'une grue peine à décharger au port de Bône, et l'autre, plus jeune, féru d'avions miniatures, qu'elle n'aime pas (elle sent toujours la gifle sur sa joue). Elle avait osé lui poser la question de savoir, à la sortie de sa puberté, si en lui aussi coulait le liquide rouge d'entre les cuisses. Plus tard, il lui dira que son entrejambe «ne va pas lui servir seulement qu'à pisser». Comme dans l'ouvrage précédent, le livre est compartimenté en six nuits où la jeune femme, s'échinant à écrire son journal, dans sa chambre, devant les branches du mûrier du jardin, se pose des questions existentielles. Étrangement, Jasmin, la souris, et l'escargot l'accompagnent dans cette narration. L'escargot entêté, finement écrit, ne renferme pas dans les cinq premiers chapitres de virgules et de points-virgules. Au sixième et à la dernière nuit d'insomnie, tout se complique, la ponctuation a complètement disparu. Point de points, de virgules, de points-virgules, de tirets, de points d'interrogation, d'exclamation, de deux points, de parenthèses et autres. Rien! Un choix de l'auteur. Ce qui rend la lecture un peu délicate. Mais grâce à ce procédé, il tient en alerte son vis-à-vis et l'oblige à revenir souvent en arrière pour se retrouver. Le texte construit la plupart du temps de phrases courtes est truffé d'adjectifs, de noms communs et des verbes incisifs et nus. Tout comme les redoutables rongeurs et les gastéropodes sans-gêne. Il ne faut surtout pas croire que les deux livres font la part belle aux rongeurs et aux mollusques. Au-delà du récit, c'est la société qui est disséquée. Mais pour cela, il est nécessaire de farfouiller entre les lignes pour tenter de retrouver son chemin dans le labyrinthe de métaphores que l'auteur a tissé patiemment. Ah, au fait, j'ai oublié de vous dire, quand bien même vous l'auriez déjà su, que ces deux ouvrages sont de Rachid Boudjedra. Entêté? Insomniaque? Pas tant que ça!Plutôt baveux! lascif! Longue vie à notre illustre auteur. À d'autres succès!
Ali Kader*