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Piège de Tassadit Yacine

A découvrir le malheur de Nouara

Nouara se sent prise au piège. Venue plus tard dans ce monde, elle aurait, grâce à son charme, son intelligence et le rang social qu’elle occupe fait oublier sa tare, sa malédiction.

La bibliothèque de la Maison de la culture est sur votre gauche, lorsque vous grimpez les larges marches d'escaliers en marbre gris qui conduisent au premier étage. Avant, c'était au rez-de-chaussée. Et c'était plus spacieux et plus lumineux. La raison de ce déménagement? L'établissement, que les événements de toutes sortes mettent chaque fois sous les feux de la rampe, subit une opération de réhabilitation, ou, si l'on veut rompre avec le jargon administratif, il connaît des travaux de restauration.
On se sent un peu à l'étroit en y entrant. Les livres eux-mêmes, rangés prestement, sont si serrés les uns contre les autres! Presque le désordre! Chose étrange, nous nous y plaisons en ce mercredi après-midi. Le sentiment de se trouver dans un antre se mue rapidement en celui d'être dans la grotte d'Ali Baba. Et c'est pour quelques secondes l'enchantement! Nous oublions l'heure, nous oublions le bibliothécaire, si sympa, qui pour ne pas déranger, se tient coi, pour aller d'un rayon à l'autre.
Le temps, cependant presse. S'il ne passe pas pour nous, pour d'autres, il file. Bientôt, ce sera l'heure de la fermeture. Nous disposons juste de quelques poignées de minutes. Et si, d'ici là, le coup de coeur ne se produit pas, tant pis, nous en ressortirons les mains vides.
Pour éviter ce désagrément, nous reprenions un livre que nous avons laissé déjà tomber deux fois. Ce livre de 340 pages, édité chez Alpha, et que son auteure, Tassadit Yacine, appelle tantôt un essai («Cet essai sur la souffrance...» page 9), biographie (je relaterai dans la biographie de l'auteur...), étude, enquête (sous-titre), est suivi d'un recueil de poésies en kabyle, traduit en français dans lequel Tassadit Yacine puise l'essentiel des éléments dont elle a besoin pour son essai, son enquête et sa biographie.
Qui est Nouara?
Nouara, au prénom évocateur de bois et de champs au printemps, est née dans un village kabyle. La vie y est dure. Le monde vient juste d'entrer dans cette sombre période marquée par le nazisme et le fascisme, lorsque l'enfant voit le jour. Ce ne sont pas de bons augures. trouverait-on. Tant pis! Les bébés quand ils naissent n'ont pas non plus le choix de leurs dates et lieux de naissance.
Nouara, qui a grandi vite, aurait souhaité n'avoir pas vingt ans et n'être pas en France dans ce village français en Loire, au nom lui aussi fatidique, piège, pour apprendre à lire et à écrire. Attend-on d'être en âge d'être femme pour recevoir une éducation? Chez elle le mariage a précédé l'apprentissage du français. À treize ans, elle se marie à un cousin éloigné, Khalfa. On est en 1952. Le mariage a lieu au village Akwerma. Le bonheur dure peu, l'espace d'un été. Le mari retourne en France où il travaille avec son frère aîné. Nouara replonge dans la morosité ambiante. Elle se morfond jusqu'au jour où, son beau-frère, de retour en Algérie, lui propose de les accompagner en France, lui et sa femme. Elle découvre ce pays dont elle avait tant rêvé, mais ses illusions disparaissent vite. Le village où travaille son mari et son frère est à peine différent du sien. Elle rêvait de villas, de rues larges et éclairées, de magasins et c'est un petit village entouré de montagnes et où les heures sont tout aussi pesantes qu'en Kabylie. Quelques mois plus tard, on la retrouve au village natal. Comme elle a perdu père et mère, c'est la famille du côté maternel qui l'accueille. En 58, de nouveau libre, sa tante Chahla lui donne un second mari. C'est un gars du village. D'un caractère plus doux et plus agréable, il plait beaucoup à Nouara. Cette fois, c'est le bonheur, le vrai. Mais hélas, un bonheur fragile, car voilà le jeune homme qui est appelé pour le Service national. Et une fois de plus voilà la jeune femme, qui a vingt ans, seule et plus que jamais malheureuse. De nouveau, en France, où elle s'installe chez son frère Azouarou, son aîné de six ans. Un jour, elle rencontre une femme qui cherche une épouse pour son frère Amir. Celui-ci lui fait parvenir par cette soeur une photo. Nouara est réticente. D'abord, elle n'a pas oublié Omar, ce jeune mari si délicat de manières, et puis, elle commence à avoir peur des échecs. Mais d'un autre côté, comment refuser? Elle ne veut pas être une charge pour son frère, bien que celui-ci ne se soit jamais plaint. Ã la fin, elle accepte. La fête a lieu à Piège. Mais, la cérémonie terminée, les deux époux s'envolent pour Alger, où Amir travaille. Buveur, joueur, bien vite ses défauts apparaissent aux yeux de la jeune femme qui n'a que 21 ans. Elle finit par le haïr et le surnommer le singe. Elle mettra longtemps à sortir de ce que l'auteur de cet essai appelle «le piège de Amir».
On croira que c'est la fin de cette série de «convolage» en justes noces. Il n'en est rien. La demande, cette fois, vient du premier mari, Khalfa. Elle a trente-cinq ans. Il l'aime et fait tout pour qu'ils recommencent une nouvelle vie. Elle se laisse tenter. Mais il y a un problème. On ne se marie pas que pour avoir une femme. On se marie aussi pour avoir des enfants. Et le problème de Nouara est qu'elle ne peut pas en avoir. Des examens confirment ce que tout le monde sait: la jeune femme est frappée de stérilité. Qu'à cela ne tienne, sur le conseil de son mari, elle adopte une fille qu'elle va chercher à Béjaïa. Elle a trente-cinq ans. Elle se sent vieille. Les liens du mariage se desserrent. Le couple se sépare.
Faudrait-il absolument un essai?
Quand on lit Tassadit Yacine, on comprend l'intérêt d'un tel choix. Elle est directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales à Paris et chercheur au laboratoire en anthropologie. En 1987, Nouara a cinquante ans quand l'écrivaine fait sa connaissance. Elle cherche quelqu'un qui l'aide à récrire le manuscrit en vers kabyles qu'elle veut publier. Et ce quelqu'un, pour qu'il soit accepté, il faut qu'il soit du même sexe qu'elle. Seule une femme peut comprendre une autre femme. Et là encore pas n'importe quelle femme. Une Constantinoise, une Tunisienne ne peuvent accéder au sens de la poésie qu'elle produit. Celle qui reçoit cette confession versifiée doit parler comme elle en kabyle. Tassadit Yacine devient la confidente idéale.
C'est Moh qui la lui présente. On ne sait pas comment. Et c'est ça qui est dommage, car la biographie n'aurait pas laissé passer ce détail. On peut juste supposer que c'est un ami commun aux deux femmes, l'écrivaine et la poétesse. D'Akwerma. En outre, une biographie nous eut fait entrer un peu plus dans la vie de cette jeune femme qui a fait tourner la tête aux femmes comme aux hommes. Si Nouara avait écouté cette tante qui l'a amenée chez elle après ses deux mariages ratés, elle serait devenue la femme de son fils et aurait compté un mari de plus. Mais l'essai a aussi son importance, même si le cas de Nouara sort de l'ordinaire. D'abord on y apprend comment on devient bigame et même polygame comme Mohand Amokrane, le père de Nouara qui a eu plusieurs femmes. Ce qui explique un peu la complexité des liens de parenté au sein de la famille et ceux des familles proches, créant deux sortes de castes: les Bali d'en haut-le plus distingués-auquel appartient Nouara, et les Bali d'en bas, auquel se rattache Khalfa, le premier mari de Nouara.
Il est donc naturel que le mariage soit vu comme une mésalliance. Non par Nouara, qui en pareille affaire, n'écoutant que son coeur, s'en serait bien moqué, mais par la famille des Bali d'en haut. Donc le mari est assez proche parent, mais d'un autre côté, il est assez mal placé socialement par rapport à sa femme. C'est ce côté que l'essai s'emploie à décrire à travers l'arbre généalogique un peu trop ramifié au goût du lecteur qui s'est attaché à la figure envoûtante et quand même un peu mystérieuse de Nouara. On l'aime comme ses quatre ou cinq maris, mais en même temps, on la craint! Sa présence ne rassure pas. On ne sait quand les relations avec elle s'achèvent comme après un coup de canif. D'ailleurs s'agit-il vraiment de relations? Ne devrait-on pas, au contraire, parler de contrat? Et qu'étaient tous ces mariages en cascade, sinon, des arrangements bâclés selon les conventions sociales de l'époque? Tenait-on alors compte des rêves, des désirs, des sentiments de la jeune fille? La tradition dit non. Et l'argument est connu: la femme n'a de voix de chapitre sur rien. Elle entre dans une famille comme une domestique. Elle s'occupe de la maison. Plus tard, quand arrivent les enfants, elles s'occupent d'eux. On ne lui demande pas plus. À treize ans, Nouara est à peine nubile. On aurait suscité la surprise, voire la gêne si on avait parlé de sentiments et de désir à son sujet. Et c'est ce côté qui est mis en exergue dans l'essai.
Mais dans le cas de Nouara, il y a plus, il y a cette fatalité qui fait qu'elle ne peut être une femme de foyer. Elle est stérile. Et l'auteure de cet essai a raison, en se référant à l'imaginaire de la société de ce temps-là qui compare la femme privée de la joie de l'enfantement à une terre aride, à un désert. Bien que vivant en montagne et souvent en émigration, les hommes restent attachés à la terre nourricière. Nouara est donc par essence, une femme «maudite», capable de transmettre la malédiction qui la frappe aux familles qui l'accueillent en leur sein. Son frère Azouarou est lui-même stérile. Ce qui confirme l'idée de cette malédiction.
Comment briser le silence?
Nouara se sent prise au piège. Venue plus tard dans ce monde, elle aurait, grâce à son charme, son intelligence et le rang social qu'elle occupe-un Bali d'en haut!- fait oublier sa tare, sa malédiction. Un homme séduit par sa beauté, par sa voix-car Nouara chante-elle a même enregistré deux CD et une vidéo- aurait pris le parti de ne pas avoir d'enfants et l'aurait aimée pour sa personne. En même temps, cette intervention au niveau de la trompe de Fallope aurait réussi aujourd'hui avec les moyens dont nous disposons. Bref, nous pensons que Nouara aurait été heureuse si elle était venue au monde beaucoup plus tard qu'en 1939.. Mais heureuse, aurait-elle chanté? Sans aucun doute. Nouara est un génie. Et son génie l'aurait poussée à écrire des poèmes et à chanter. À notre époque, avec une bonne éducation et les nouveaux moyens de communication, sa voix et son verbe auraient fait le tour du monde, et au lieu de quatre ou cinq maris, elle aurait eu le monde entier à ses pieds.
La fille des Balis d'en haut parle et chante, donc. Que dit-elle? Que chante-t-elle? Son amour, sa souffrance, parfois sa haine, celle qu'elle nourrit envers ce mari Amir, qu'elle se représente tantôt sous les traits d'un singe, tantôt sous ceux d'un fantôme, enveloppé dans les draps. Son désir, son combat est de rompre la glace, de sortir de ce silence que lui impose sa condition de femme au foyer, de trouver la voie qui conduit vers la lumière, vers le monde des vivants, le monde où l'on se découvre, où on découvre qu'on a une voix et qu'on peut en faire usage. Certes, en lui offrant la sienne, l'auteur de tant d'ouvrages a rétabli les chances de Nouara de passer à la postérité. Ses vers se lisent en kabyle comme en français. Le regret est qu'ils ne soient pas publiés à part, sous forme d'un recueil. Avec une bonne introduction, tels qu'écrits et traduits, ils toucheraient un plus large public. Et l'on peut supposer que c'est cela l'intention première de la poétesse d'Akwerma: publier ses poèmes indépendamment de toute autre oeuvre où greffée à elle, elle aurait l'air d'un rejeton.

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