Que d’eau!
La formule «selon les observateurs» est une expression qui sert à dédouaner les journalistes et à leur permettre de ne pas endosser la paternité d´un jugement ou d´une opinion trop lourde à assumer. C´est très commode pour rester neutre, objectif, tout en jetant sur l´actualité un regard décalé, sans être désincarné: l´observateur appelé à la rescousse donne à l´opinion exprimée une certaine crédibilité, voire une chaleur et de la confidentialité. C´est-à-dire que des personnes, des analystes qui ont un statut d´observateur se sont penchés sur la question, l´ont décortiquée, l´ont analysée sous toutes les coutures, vérifié les causes et les effets et ont rendu leur verdict, exactement comme le fait le juge en écoutant toutes les parties et en épluchant les pièces à conviction.
Le journaliste qui a recours à cet artifice pour faire avaliser une opinion et lui conférer du poids, veut donner de lui l´image de quelqu´un qui considère son travail comme un sacerdoce, celui qui fait de lui un témoin, un relais, un médium. Quelqu´un qui a vu, a écouté, a enquêté, a comparé les données, puis a consulté l´avis des «observateurs». Ainsi vu, ce journaliste n´est pas sorti du cadre de sa profession. L´objectivité est l´autre credo du journaliste: une information doit être complète et objective, enseigne-t-on dans les écoles de journalisme. Complète, cela veut dire qu´on donne tous les détails dont a besoin le lecteur qui a payé dix dinars pour satisfaire son droit constitutionnel d´être informé, en répondant aux questions résumées par les cinq W: who, what, where, when, why? en français qui, quoi, où, quand, pourquoi? L´objectivité quant à elle suppose qu´on a mis de côté sa subjectivité, sa petite personne, son jugement, son moi. Ne dit-on pas que Dieu maudisse le Moi? Les journalistes sont les premiers à appliquer cette maxime. Et l´expression «selon les observateurs» est leur meilleure alliée dans ce cas. Et maintenant, demandons-nous quel est le statut fictif de l´observateur. Si l´on met de côté ceux qui sont rangés dans la catégorie des décideurs, et qui sont les membres de l´Exécutif, les députés, les walis, les juges, les commandants de région, les observateurs, on peut dire alors que les observateurs seraient plutôt à chercher du côté des analystes, les chercheurs du centre d´études stratégiques et globales, les têtes pensantes qui travaillent dans les structures stratégiques de l´armée, les officiers du Département renseignement et sécurité (DRS), les experts qui gravitent autour des organismes internationaux, les cadres des chancelleries étrangères, les cadres du ministère des AE: comme on peut le voir, le mot observateur est assez vaste et flou. Il englobe une catégorie assez variée d´analystes et commentateurs. Mais comme tous ces braves gens n´envoient pas généralement leurs cogitations à la presse, puisqu´elles sont classées confidentiel ou top secret, le journaliste est donc à l´aise pour leur faire dire ce que bon lui semble. Il lui arrive aussi souvent, en se cachant derrière les observateurs, de livrer l´opinion de son rédacteur en chef, celle d´un collègue, de sa concierge, de sa femme, d´un inconnu rencontré dans le bus, d´un quidam quelconque qu´il a eu au téléphone, ou tout simplement une opinion, qu´il s´est forgée en bâtonnant les dépêches, en lisant ses confrères ou en écoutant la radio. La même chose peut être dite des sources: quand on veut balancer une information et lui donner du poids, on se réfère aux sources, quitte à les inventer quand elles n´existent pas. L´image la plus cocasse, nous dit à ce propos Erik Neveu, est celle du journaliste submergé par le déluge de ses sources.