Comme dans un monde kafkaïen!
Dans la société algérienne, un fossé profond sépare le travail intellectuel du travail manuel. Depuis la nuit des temps, une animosité est établie entre les deux activités; la réflexion et la main. Une dualité aveugle entre le cognitif et le manuel s'accapare de notre vision du monde.
Aux yeux de la société, ceux qui agissent dans l'espace où se produisent les symboles et les idées sont glorifiés, même s'ils ne sont pas fortunés sur le plan matériel. Ils puisent leur estimation en s'installant dans l'image du religieux qui est épargné de toute corvée manuelle. Et aux yeux de cette même société, ceux qui appartiennent à l'espace de la production manuelle sont sous-estimés, méprisés, même s'ils sont aisés et riches. De génération en génération, notre société est faite ainsi et continue à l'être!
D'où vient cette vision qui sanctifie le travail intellectuel et dénigre le travail manuel, respecte l'enseignement général et méprise l'enseignement professionnel? Dans notre société algérienne actuelle, à l'image de toute la société nord-africaine et arabe, toute activité manuelle est vue comme une profession marginale, sans grande importance.
Ce complexe historico-psychique trouve ses racines ancestrales dans l'image stéréotypée du paysan ou fellah algérien ou nord-africain, celui qui a une relation directe avec la terre, en le présentant, en permanence, comme symbole ou modèle de la misère, de la faim et de la souffrance. Durant les années soixante-dix, le pouvoir politique de l'époque, poussé par un enthousiasme nationaliste populaire libérateur, animé par une volonté de changement naïve, a ouvré pour faire sortir la société rurale de sa misère coloniale, en transformant l'image du paysan en une image d'un administrateur ou d'un bureaucrate.
Dans l'imaginaire collectif rural, pour sortir de la misère coloniale, il faut que le bureau comme symbole majeur du travail intellectuel remplace la terre en tant qu'espace fertile et productif. La société, fatiguée par la sauvagerie et l'injustice coloniales, cherche son salut dans la bureaucratie, dans le repos sur une chaise! Le bureau, ce n'est pas uniquement le salaire assuré, l'argent, mais également le pouvoir de décision. Le bureaucrate ou l'administrateur est devenu le rêve rural des générations successives! Et dans cette vision maladive et perpétuelle, de génération en génération, nous avons appris à nos enfants que leur salut économique et social, assuré, se trouve dans le travail administratif, synonyme du travail intellectuel. Nous leur avons appris que le pouvoir politique et social réside dans l'administration, et l'accès à cette dernière ne peut être acquis que par l'enseignement général. Ainsi, l'enseignement professionnel en tant que chemin qui débouche sur le travail manuel a été chassé des traditions sociétales. L'Algérien est en proie à un préjugé socioculturel qui présente le rapport dans une activité manuelle, entre l'ouvrier manuel et le gérant, comme celui entre le colonisé et le colonisateur. Ainsi, tout ouvrier dans une profession manuelle est vu comme un esclave ou un colonisé ou un condamné aux travaux forcés. L'agriculture, qui est l'activité la plus liée à la terre, où le fellah est associé à la terre, est vue comme un travail misérabiliste, de souffrance extrême, et sans résultat généreux. Même si, aujourd'hui, nous vivons dans des cités modernes, des grandes villes, avec des universités, des lycées, des hôpitaux, des rues, des véhicules de toutes marques et un code de circulation international, à l'image d'Alger, Oran, Annaba, Béjaïa, Constantine... nous n'avons pas pu nous libérer de cette culture rurale qui condamne le travail manuel, victime perpétuelle de l'image: colonisé et colonisateur. Sur le plan culturel et artistique, cinéma, théâtre et littérature, nous n'avons pas produit une image moderne et libérée du fellah, du menuisier, du boulanger, du plombier, du serveur du restaurant, du pâtissier, du plâtrier, du zlabji, du mécanicien... L'image propagée, et nous continuons à la reproduire, du monde du travail manuel baigne dans la pauvreté, la misère, le bricolage, l'assistanat et les contemplations.
Devant cette image dévalorisante et méprisante, le travail manuel s'est transformé en un champ accessible pour tout le monde, n'importe qui peut exercer n'importe quoi et n'importe comment. Un champ d'une absurdité professionnelle virtuelle. Et parce que le travail manuel est sous-estimé, non valorisé sur le plan social, il est la cible de tous les envahissements et agressions professionnels sans connaissance et sans amour.
Quiconque, du jour au lendemain, peut devenir un jardinier, c'est ainsi nos jardins publics et privés se retrouvent dans un état lamentable. Pendant le mois de Ramadhan, tout le monde ose préparer de la zalabiya et la vendre; ainsi; cette friandise chère aux Algériens est devenue immangeable et repoussante.
N'importe qui peut faire plombier de la ville ou du quartier, et ainsi nos conduites sont dans une situation catastrophique et les accidents ménagers sont nombreux et meurtriers.
N'importe qui peut ouvrir une boulangerie, préparer du metlou'e et le vendre sur le trottoir ou au bord des routes nationales, et ainsi notre pain et notre matlou'e sont d'une qualité épouvantable. Tout le monde se permet d'être mécanicien, ce qui provoque un grand nombre d'accidents de routes mortels, ou maçon, ce qui explique l'état déplorable de nos immeubles et de nos habitations.
Dans une société où l'enseignement professionnel n'est pas valorisé, le monde du travail est biaisé: un jardinier peut s'improviser maçon, un pâtissier peut devenir mécanicien, un tailleur peut se métamorphoser en coiffeur, un vulcanisateur en puisatier, un boulanger en électricien, un berger en gardien d'aéroport, un éboueur en huilier, un pompiste en plâtrier... Mais personne ne veut être cordonnier, car réparer les chaussures de quelqu'un d'autre est honteux!
Sommes-nous dans l'univers de Kafka?