Industrie pétro-gazière
Une transition contrariée
Une grande mollesse dans l’appréhension de cette transition énergétique a fait en sorte que l’objectif du maintien à long terme du réchauffement climatique sous le seuil des +2 °C par rapport à la période préindustrielle, limite haute fixée par l’accord de Paris, «est mort».

Jusqu’ici considérées comme les mieux-disantes sur la transition climatique, plusieurs compagnies pétro-gazières européennes ont depuis fait machine arrière sur leurs objectifs d’énergies renouvelables, pour doper leur rentabilité. Pour limiter le réchauffement planétaire à +1,5 degré par rapport à l’ère industrielle, le monde doit rapidement tourner la page des énergies fossiles. Mais le secteur pétro-gazier estime que l’essor des énergies renouvelables ou bas carbone n’est pas assez rapide et qu’il faudra encore du pétrole, et surtout du gaz, pendant de longues années pour répondre à la demande d’énergie en hausse, principalement dans les pays émergents et en développement.
Les prévisions sur la demande de pétrole en particulier font aujourd’hui débat. Si l’Agence internationale de l’énergie (AIE) envisage un pic de la demande pétrolière mondiale d’ici la fin de la décennie, d’autres scénarios comme celui du trader Vitol précisent qu’elle ne diminuera pas avant 2040 au moins, et pas avant 2030 voire 2035 selon TotalEnergies, tandis que l’Opep prévoit une progression au moins jusqu’à 2050.
Des ambitions au recul
Après avoir annoncé des objectifs ambitieux de transition et de réduction des émissions, plusieurs compagnies ont commencé à ralentir à partir de 2023 le rythme de leur transition pour se recentrer sur les hydrocarbures.
L’italien Enel a revu à la baisse ses ambitions, d’environ 5 milliards d’euros, en matière d’énergies renouvelables pour la période 2024-2026 dans son nouveau plan stratégique publié en novembre 2023. Confirmant son coup de frein amorcé en 2023, BP a annoncé en décembre 2024 réduire « de manière significative » ses investissements dans les énergies renouvelables d’ici à la fin de la décennie, en basculant ses actifs dans l’éolien en mer dans un joint-venture avec le japonais Jera.
Les investisseurs spéculent depuis des mois sur une nouvelle marche arrière de BP sur ses objectifs, y compris sur sa promesse de février 2023 de réduire la production d’hydrocarbures de 25% d’ici à 2030 par rapport à 2019 (contre -40% précédemment visé). BP devrait détailler ses plans le 26 février. Pour sa concurrente Shell, ce sera le 25 mars et celle-ci a déjà annoncé en décembre qu’elle ne développerait plus de nouveaux projets d’éoliennes en mer. «Elle pense qu’elle n’a pas d’avantage concurrentiel, par exemple, par rapport aux développeurs d’énergies renouvelables en termes de rendement», explique à l’AFP Oliver Schuh, analyste chez Fitch Ratings.
En toile de fond, il y a la volonté pour les majors européennes de doper un cours en Bourse à la traîne par rapport aux autres majors pétrolières, notamment américaines. TotalEnergies assure garder le cap: atteindre 100 GW de capacités de production d’électricité renouvelable (installées ou à venir) à 2030 - il en compte 90 GW à date - et consacrer un tiers de ses investissements à ce qu’il appelle les «énergies bas carbone» (biocarburants, biogaz, stockage d’électricité, électricité à partir d’éolien et solaire, mais aussi à partir de centrales électriques à gaz, basée donc sur une énergie fossile). Parallèlement, il ne compte pas réduire sa production de pétrole et de gaz dans les prochaines années: en octobre dernier, il a rehaussé et prolongé sa prévision de croissance de la production d’hydrocarbures à environ 3% par an jusqu’en 2030 (contre +2 à 3% jusqu’en 2028), principalement du gaz, sa priorité.
Les compagnies américaines, longtemps rétives, se sont mises elles aussi à afficher des objectifs de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre, mais plus timidement que les européennes. Peu tournées vers l’électricité renouvelable contrairement à leurs concurrentes européennes, les majors américaines comme ExxonMobil et Chevron restent concentrées sur la production de pétrole et de gaz.
Ces majors européennes et américaines concentrent l’essentiel de l’attention dans le débat climatique, alors que, souligne l’AIE, «elles détiennent moins de 13% de la production et des réserves mondiales de pétrole et de gaz», loin devant les «NOC», les compagnies pétro-gazières nationales (National Oil Companies). Celles-ci contrôlent «plus de la moitié de la production mondiale et près de 60% des réserves» et portent de ce fait une large part de la contribution de l’industrie fossile au changement climatique.
Or, contrairement aux majors occidentales, qui ont des obligations de transparence pour leurs actionnaires, très peu de NOC ont annoncé des objectifs climatiques, hormis les plus grandes d’entre elles, comme Aramco, Adnoc, PetroChina ou Petrobras, qui visent la neutralité carbone de leurs opérations en 2045 ou 2050.
Cette mollesse dans l’appréhension de cette transition énergétique a fait en sorte que l’objectif de maintien à long terme du réchauffement climatique sous le seuil des +2°C par rapport à la période préindustrielle, limite haute fixée par l’accord de Paris, «est mort», a estimé un éminent climatologue américain, vivement contesté par ses pairs. James Hansen, ancien climatologue en chef de la Nasa devenu une voix dissonante et isolée de la communauté scientifique, publie avec plusieurs confrères une étude selon laquelle certains phénomènes qui sous-tendent le changement climatique ont été sous-estimés.
Selon leur analyse de la situation actuelle et leurs projections, «l’objectif des 2°C est mort», a déclaré mardi Hansen lors d’une présentation. L’un des scénarios ambitieux du Giec - le groupe d’experts du climat mandatés par l’ONU -, tablant sur une nette diminution des émissions de gaz à effets de serre permettant possiblement de contenir le réchauffement sous ce seuil, est «aujourd’hui impossible», a-t-il estimé. James Hansen met d’abord en cause la consommation énergétique mondiale qui «augmente et continuera d’augmenter», avec une «majeure partie de l’énergie provenant encore des combustibles fossiles», principaux émetteurs de gaz à effets de serre.
Émissions de soufre
Outre cette transition énergétique trop lente, le scientifique et son équipe pointent du doigt dans leur étude, publiée dans la revue Environment: Science and Policy for Sustainable Development, «un manque de réalisme dans l’évaluation du climat», estimant que ce dernier est plus sensible aux émissions de gaz à effet de serre que ce qui est envisagé, aujourd’hui, dans les synthèses du Giec.
Cet article «demande beaucoup de vigilance», «il n’est pas publié dans un journal de sciences du climat et formule un certain nombre d’hypothèses qui ne sont pas cohérentes avec l’ensemble des observations disponibles», a fortement relativisé Valérie Masson-Delmotte, ancienne coprésidente du groupe de travail du Giec sur la climatologie. Dans leur analyse, Hansen et ses collègues assurent aussi que la baisse des émissions de soufre du secteur maritime, à partir d’un changement de réglementation en 2020, a eu des effets sur le climat minimisés par la communauté scientifique.
La présence des particules de soufre à la surface de l’eau augmente le renvoi de l’énergie du Soleil vers l’espace, participant ainsi à refroidir
l’atmosphère. Mais la plupart des études récentes ont conclu que l’effet de ce phénomène sur les températures record de 2023 allait de «faible» à «négligeable», a tempéré William Collins, climatologue de l’université Reading (Angleterre). Il y a «beaucoup de spéculations» dans les travaux de Hansen, et «je continue de rester sceptique», a aussi critiqué Karsten Haustein, climatologue de l’université de Leipzig (Allemagne).
L’équipe de James Hansen estime encore que la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (Amoc), un système de courants marins au rôle majeur dans la régulation du climat, devrait cesser «au cours des 20 à 30 prochaines années», ce qui entraînerait «notamment une élévation du niveau de la mer de plusieurs mètres».
En janvier, une étude dans Nature Communications affirmait au contraire l’absence de signe de déclin de l’Amoc depuis 60 ans. Adopté, il y a près de dix ans par la quasi-totalité des pays, l’accord de Paris dont Washington a récemment annoncé se retirer pour la deuxième fois, vise à maintenir l’augmentation de la température moyenne mondiale «bien en dessous de 2°C» par rapport aux niveaux préindustriels et poursuivre les efforts pour la limiter à 1,5°C.
Le monde s’est déjà réchauffé de 1,3°C en moyenne. Et le seuil de 1,5°C a été dépassé pour la première fois, ces deux dernières années, selon l’observatoire européen Copernicus.