77e Festival de Cannes/C'est pas moi de Léos Carax
Une clope peut faire toussoter un génie!
Là où on essaie de comprendre pourquoi un plan commence et pourquoi il finit, ce qui se passe entre deux images...
Ainsi donc, une collision a failli se produire sous le ciel palmé de Cannes en cette année du 77e Festival, les longitudes des deux satellites se situant, pourtant, aux antipodes l'une de l'autre. De France et de Chine. C'est pas moi de Léos Carax, d'un côté, et Caught by the Tides S de Jia Zangke. À défaut donc d'un choc frontal, nous avons été en présence de deux fatums revisités, dans une synchronicité troublante à bien des égards. Sans se concerter, les deux enfants terribles, comme ils furent décrétés dès leur naissance cinématographique, avaient décidé de revisiter leurs oeuvres, de les cannibaliser, en y extrayant suffisamment de matières, d'images pour créer une oeuvre «nouvelle» qui ne générera pourtant pas une pensée nouvelle, mais une réflexion ripolinée par du Godard au possible, pour Carax, même si les codes énoncés avec une flagrance certaine rendaient cette piste d'une simplicité christique, diraient les adeptes du dernier gourou de la sémantique de la chose cinématographique. Et, justement, c'est cette facilité (supposée?) dans le décryptage qui débouchera sur des «certitudes» se transformant en d'évidentes ornières, au point de brouiller les pistes qui auraient pu mener plus rapidement vers Chris Marker qu'en direction de l'ermite de Rolle, ce village suisse où s'exila JLG des années durant, jusqu'au clap de fin, en décembre 2022. Certes, on a souvent, sinon toujours, parlé, évoqué, un torrent d'idées qui pouvaient faire table rase de ce qui existait, de manière conceptuelle auparavant.
Cette année donc, Léos Carax avait débarqué à Cannes avec un film-manifeste, dans la pure veine maoïste, lyophilisée cependant, du moins dans son articulation dialectique. Dans son entendement purement JLG et Anne-Marie Mielville, sa partenaire d'images, puis de pensée: «Soft talks about hard subjects». Là où on essaie de comprendre pourquoi un plan commence et pourquoi il finit, ce qui se passe entre deux images, deux sons, pourquoi il faut ou non faire un plan à quoi sert une image dans le plan? S'aidant des performances de son incroyable acteur et compagnon, Denis Lavant, Carax va donc multiplier les incursions graphiques et autres mots-valises, dessiner à la manière des tracts-sémaphores ceux qui «clignotent» au loin, en les déclinant, lois et sentences, en maximes philosophiques. Invoquant ainsi et à chaque respiration Maître Godard qui lui suggérait d'être à l'avant-garde, non seulement du cinéma mais aussi de l'art en général. C'était le temps de La Chinoise et de la muse, Anna Karina, sous lequel Carax superposera celui de Holy Motors, malgré sa forme anémique.
Le public a donc applaudi C'est pas moi, et c'est sans doute presque ce même public qui aura acclamé, la veille, le dernier court-métrage de Jean Luc Godard, Scénarios.
Mais ce même panel de critiques n'a-t-il pas aussi applaudi son propre naufrage au pied de la falaise d'images et de sons que le père de la Nouvelle Vague et son proclamé fils putatif les auraient précipités? Cette même critique qui, en un excès d'intelligence (?), les a décrétés «deux plus grandes machines à dé-penser du cinéma français».
Après l'incroyable machine à dépenser (celle-là) de F. F. Coppola et ses 120 millions de dollars injectés dans la production de Mégalopolis, la démarche cinématographique de Carax reste un moindre mal, préservant ses fulgurances d'intelligence, incontestables. Bémol de circonstance, toutefois, l'intelligence qui frise au génie a fait un pas en arrière des plus flagrants lors de cette projection cannoise, exprimant, et à sa manière, son incompatibilité avec l'arrogance (suffisance?) qui s'est traduite, devant une bonne partie d'un public debout et conquis, par ce geste irréfléchi, en parfaite caricature d'un «Maître» qui, d'un discret claquement de doigts, signifiera à son assistante, le temps de la pause cigarette, et à cette dernière de s'exécuter en tendant une clope au cinéaste, soudain hors sol, qu'il fuma avec un plaisir non dissimulé dans la grande salle dédiée essentiellement à la presse.
Le fils putatif (sic) aurait dû se souvenir que J.-L. Godard pouvait fulminer mais ne fumait pas dans une salle de cinéma, par respect du public présent et des consignes de sécurité.
Et là, l'auteur de Boys meets Girl ne pourra pas dire plus tard: «C'est pas moi!»
Il nous avait pourtant conquis à l'ultime moment avant que la lumière ne revienne dans la salle, par sa B. O. où se distinguait la voix cristalline de la diva libanaise, Faïrouz.
Un souvenir musical ramené, sans doute, de son passage à Beyrouth, en juin 2023, invité au Maskoon Talks organisé par le Maskoon Fantastic Films Festival... Ce qui aurait transformé l'exercice cinématographique en master piece que n'auraient pas dédaigné les pionniers du collage, cette technique qu'ils initièrent au début du XXe siècle, cet art «à la définition floue, dont les images et les éléments, une fois juxtaposées, révéleront une autre histoire, un autre discours». Carax, avec son dernier opus, n'aura murmuré que des borborygmes, au mieux. Ce qui ne fait pas forcément une pensée...