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Mémoires d'un algérien de Ahmed Taleb-Ibrahimi

Le dernier témoin

La visite du président Tebboune au lendemain de son élection à Taleb-Ibrahimi n'est pas fortuite. C'est une reconnaissance d'un homme qui a de la mémoire à une mémoire vivante du Mouvement national.

Le Président, qui a le respect des aînés, des grands serviteurs de la cause nationale et des grands serviteurs de l'État algérien indépendant, a par son geste honoré un homme qui a été marginalisé pendant toute la durée des différents mandats de Bouteflika. Tebboune a en partage avec son aîné la même passion de la chose politique qu'il inscrit toujours dans une perspective historique, la même passion de rassembler les hommes les plus différents en ne retenant que les critères de compétence et d'intégrité, la même capacité d'écoute et de dialogue. Et puis, Taleb est l'homme qui a dit non aux abus à plusieurs reprises, aussi bien à Boumediene qu'à Chadli. Idem pour Abdelmadjid Tebboune qui a risqué son portefeuille de Premier ministre en dénonçant la confiscation de l'État par un groupe d'oligarques quitte à payer cette opposition, unique en Algérie à ce niveau pour un Premier ministre en exercice, de son éviction et de sa solitude, laquelle est l'apanage des caractères forts qui croient en leur étoile. Comme Ahmed Taleb-Ibrahimi face à Ben Bella. En un mot comme en mille, Taleb-Ibrahimi et Tebboune sont de la même famille, celle de la justice sociale, celle de l'exemplarité, celle qui met l'Algérie au-dessus de tout y compris d'eux-mêmes.
À 91 ans, Taleb-Ibrahimi est le dernier témoin de l'Algérie de Boumediene. Tebboune est le premier Président de l'Algérie nouvelle. Le dernier d'hier - et non le dernier hier- et le premier d'aujourd'hui marquent la continuité de l'État dans ce qu'il a de meilleur au service du peuple.
Regardons-le d'abord. Il a le maintien aristocratique. Pas le genre à ceux qui on tape sur l'épaule. Il a bien lu «Le fil de l'épée» de De Gaulle: «L'autorité ne va pas sans prestige ni le prestige sans éloignement.» Ahmed Taleb-Ibrahimi (ATI) a enjambé le siècle de sa foulée élégante et nonchalante. Il a le flegme tout britannique. Rien ne l'étonne, rien ne l'impressionne, surtout pas les hommes et pourtant, il a côtoyé les plus grands de la Révolution: Boudiaf, Ait-Ahmed, Ben Bella, Boumediene, Khider...Il donne toujours l'impression dans les quatre tomes de ses mémoires qu'il ne se presse pas, ne s'empresse pas et ne se force pas. Ses contempteurs d'ici et là-bas ne retiennent que le chantre de l'arabisation. Pourtant, il n'a dirigé le ministère de l'Éducation que 5 ans (1965/1970) comme il le souligne dans le tome 4 de ses mémoires et le processus de réappropriation de la langue nationale avait déjà été entamé avant lui pour les premières années scolaires.

«Un homme n'est grand que par ses qualités de coeur»
Ne réduire Taleb-Ibrahimi qu'à cette période qui a fait de lui, pour une certaine intelligentsia, le diable en personne, est aussi injuste que de le traiter d'intégriste au service de la mouvance islamiste qui voudrait installer un califat en Algérie. C'est oublier trop vite que ce témoin du siècle, cet homme, qui a tout vu, tout connu y compris les geôles du colonialisme comme celles dégradantes de Ben Bella où il fut torturé, a été éditorialiste -à peine la vingtaine, oui, Monsieur, l'âge où l'on conte fleurette- Au Jeune Musulman, un périodique nationaliste. À son âge, celui du recul et de la méditation, il regarde d'en haut, jamais de haut, les hommes et les évènements. Président de l'UGEMA (Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens) en France, il rencontrera Camus deux fois. Quelle déception. «Au lieu du chantre de la justice et de la liberté que nous croyions, nous avons en face de nous un, Camus rongé par l'inquiétude quant au sort exclusif des «pieds-noirs» d'Algérie. Les prenant pour des fans transis, Camus leur dira: «Asseyons-nous par terre comme chez-nous.» Pauvre Camus dont le paternalisme colonialiste lui montrait des étudiants francophones alors qu'il avait en face de lui des militants, des guerriers et non des praticiens du verbe comme lui. Voici l'indépendance, voici les geôles de Ben Bella qui sera mis lui aussi dans celles de Boumediène - la roue tourne-et voici Taleb-Ibrahimi ministre. Il ne voulait pas l'être. Toujours cet air affecté de dandy malgré lui. Ce n'est pas une posture. C'est sa nature. Certains se courbent pour un poste. Lui c'est le poste qui se courbe pour lui. C'est du moins ce qu'on comprend. Boumediene le veut dans son gouvernement. Boumediene insiste. ATI, pas froid aux yeux, lui pose ses conditions: remise en liberté de Ait Ahmed et de Mohamed Benahmed dit Commandant Moussa. Excusez du peu. En fait, Taleb-Ibrahimi est d'abord un moraliste qui met la morale dans l'acte politique lui-même. Ce n'est pas lui qui se salira les mains pour aller de l'avant. On est loin de Machiavel. Extrait choisi: «Je semble l'agacer par cette sentence que je ressasse: «Je ne me départirai jamais de ma conviction qu'un homme n'est pas grand par son pouvoir, son avoir ou son savoir mais par ses qualités de coeur». Et j'ajoute: «C'est de ces dernières en premier lieu que se souviendront ceux qui t'ont connu ou travaillé avec toi». ATI rencontrait souvent Boumediene en tête à tête. Le président aimait sa franchise qui lui permettait de dire les choses que ses courtisans lui cachaient. Libre il était car n'attendant rien, ni prébendes, ni privilèges. Ne se tenant qu'au nécessaire, la nécessité d'aller plus loin ne l'a jamais tenaillé. Ce n'est pas un homme de pouvoir, mais d'influence sans le vouloir.
Comme beaucoup d'autres, ATI a été fasciné par les rapports privilégiés qu'entretenait Bouteflika, qui lui menait la vie dure parfois, avec Boumediene qui lui passait tous ses caprices. Explication de Boumediene: «On a beaucoup épilogué sur mes relations avec Bouteflika. La vérité, c'est que Abdelaziz était un jeune homme inexpérimenté, qui avait besoin d'un mentor. J'ai joué ce rôle. Sans doute m'en veut-il de ne pas l'avoir désigné comme ‘' prince héritier ‘' ainsi qu'il le désirait.» Cette explication vaut ce qu'elle vaut, mais n'explique pas la magnanimité de Boumediene vis-à-vis de Bouteflika. Il lui pardonnait tous ses écarts. Ses très longues absences à l'étranger. Ses attaques parfois publiques contre ATI, ses frasques d'enfant terrible de la diplomatie. Sans doute l'austère Boumediene était-il séduit, comme tant d'autres, par le vibrionnant Bouteflika dont le charisme pouvait faire fondre une pierre. Sur Chadli Bendjedid qui sera son successeur, Boumediene aura ces mots: «Le seul membre du Conseil de la Révolution dont je n'ai pas eu à me plaindre».

«L'ingratitude est la règle...»
Voici Bendjedid, l'homme qu'on n'attendait pas président. Il se réunit avec ATI et l'ambitieux Yahiaoui qui lorgnait son poste, pour former le gouvernement. Comme d'habitude, ATI ne demande rien. C'est Yahiaoui, proche de lui, qui le propose aux AE. ATI refuse. Yahiaoui propose une personnalité de sa région comme ministre, ATI le contre. Ce n'est pas le lieu d'origine qui compte mais les trois critères définis par Boumediene: compétence, intégrité, engagement. Voyez comment il se place au-dessus des petits arrangements quitte à fâcher Yahiaoui. Il n'en a cure. Il dit ce qu'il pense. Il pense ce qu'il dit. Advienne que pourra. Finalement il sera reconduit au poste de conseiller du président qu'il occupait déjà auprès de Boumediene avant d'être nommé ministre des Affaires étrangères. Une diplomate tunisienne sous le charme dira à un ami, grand journaliste à El Moudjahid: «Mais comment vous faites pour avoir des ministres des Affaires étrangères aussi élégants et aussi fringants.» C'est vrai qu'il y a eu Bouteflika, Benyahia et puis Taleb, trois ministres qui avaient de l'allure. Et dans la diplomatie, l'allure, c'est-à-dire le non verbal, compte autant que la parole. Et quand on a les deux, on convainc plus facilement. Notons pour la petite histoire que l'actuelle ministre des AE, Attaf, était l'un des adjoints de ATI. Il aimait, admirait et respectait Boumediene, Avec Chadli on ne retiendra que le troisième qualificatif. Après les évènements d'octobre il démissionnera en disant à Chadli, ce président qui lui lançait souvent qu'il lui noircissait toujours le tableau: «Il m'est difficile de rester membre d'un gouvernement qui a donné l'ordre de tirer sur le peuple.» L'honneur est sauf. Il est en accord avec sa conscience. La tête haute, il quittera le pouvoir avant qu'il ne le quitte à 56 ans. Ceux qui resteront seront balayés par le vent mauvais de la décennie rouge. Connaissant la comédie du pouvoir et la versatilité des courtisans, il réunira sa famille pour la prévenir: «Dans quelques jours, je quitterai toute responsabilité politique. Vous devez, en conséquence, dans vos rapports sociaux partir de l'idée que l'ingratitude est la règle dans le comportement de la majorité des individus et que personne ne se souviendra de ce que j'ai fait pour lui ou pour le pays.» Geste d'affection, geste de défense surtout pour sa famille moins armée que lui pour les épreuves. Lui avait grandi dans le combat. Il craignait pour ses enfants de grandir dans l'ingratitude après avoir grandi dans son absence.

De Quoi j'me Mêle

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