Littérature en prison
Ce petit bout de «liberté»
À droite, une grande bibliothèque. Au bout d'un instant, nous faussions compagnie à l'escorte, et nous y pénétrions... Une fascinante découverte.

Faudrait-il aller en prison pour retrouver le goût des livres et de la lecture? C'est la question que l'on serait tenté de se poser devant la défection générale vis-à-vis des livres. Et, question qui peut paraître tout aussi saugrenue, mais qui ne l'est que pour ceux qui ne veulent pas voir la réalité en face: faudrait-il être entre quatre murs et privé de liberté pour prendre conscience de ces trois choses essentielles à notre vie: le goût de l'organisation, l'amour du travail bien fait et le respect absolu des règles de l'hygiène? Ces deux questions, nous ne les avionss pas posées en entrant dans la prison de Saïd Abid, à la faveur de la visite effectuée avant-hier du directeur général de l'administration pénitentiaire et de la réinsertion sociale, mais si quelqu'un d'autre l'avait fait devant nous, nous ne les aurions pas trouvées sottes, du tout.
C'est un peu du Baudelaire pastiché, mais c'est l'impression que l'on a en traversant la longue galerie qui relie la partie sud où se trouvent les bureaux de l'administration et la partie nord où sont les ateliers, les classes et la bibliothèque. En vérité, cette impression ne nous a pas quittés depuis que nous avions franchi le seuil de cet établissement qui fait penser à un couvent. En y entrant, vous laissez dehors les bruits d'un monde gouverné par l'égoïsme et la vanité, vous vous dépouillez de vos propres sentiments qui sont d'orgueil, de fierté. En somme, vous apprenez qu'entre le monde d'où vous venez et celui où vous entrez, un grand fossé les sépare, mais que les vices ou un triste et parfois tragique concours de circonstances peuvent en un clin d'oeil combler.
Ici, dans cette vaste prison construite sur quatre hectares et demi, les pensionnaires apprennent à vivre, non en liberté, puisque, cela ne leur est pas permis, mais en communauté, et cela aussi commence à manquer à notre société fondée sur le «pour soi». Nous nous sommes arrêtés devant quelques dessins exécutés de façon ingénus sur le mur droit de cette grande galerie. Non parce qu'ils sont beaux, mais parce qu'ils expriment un rêve. Le premier est un aigle, volant, ailes déployées. Le second, deux pigeons échangeant des bécots...
L'oubliée de la visite officielle
Un autre couloir sur la gauche, coupant le premier que nous suivions à angle droit. Moins lumineux. À gauche, les salles de classe.À droite, une grande bibliothèque. Au bout d'un instant, nous faussions compagnie à l'escorte, et nous y pénétrions. À condition de ne rien déranger, de ne rien prendre, c'était permis.
Et soudain, nous sommes littéralement sous le choc d'une vision babelique. Des rayons croulant sous le poids des livres et allant jusqu'au plafond, si haut, si loin. Impossible de se faire une idée du nombre, mais un bureau, au fond de la salle, et de la paperasse indiquent qu'un registre doit tenir compte des sorties et des rentrées des livres ayant fait l'objet d'un prêt. Qu'on nous pardonne, mais n'ayant d'yeux que pour les livres, même si ce précieux document était sur le bureau, nous ne l'aurions pas vu. En revanche Une anglaise à bicyclette de Didier Decoin attirait notre attention sur un coin de ce même bureau.
La notice biographique signale que l'auteur est prix Goncourt. Les pages défraîchies, elles, indiquent que ce roman, fort bien accueilli par la critique, mais assez décevant, à en croire les commentaires de nombre de lecteurs, qu'il a été lu par plus d'un détenu.
Nous remettons le livre en place et nous faisons un tour complet de la salle. Des romans, bien sûr, en veux-tu, en voilà. Mais aussi des essais, des traités. Des livres sérieux, quoi! L'histoire, l'économie, que savons-nous? Et puis, soudain dans cette marée gigantesque qui semble venir du ciel pour nous submerger, un livre en 3 tomes nous happe, nous broie/: «Les misérables». Ils n'ont donc pas pris une seule ride, ces gens-là que Hugo, miséricordieusement, appelle ainsi? Jean Valejean, Marius, Gavroche, Cosette, l'évéque de Digne, les Thénardier, l'inspecteur Javert...Tout un monde dans ce Paris pris dans le tourbillon des idées de la Révolution de 1848! Nous ouvrons le livre, là où Marius rencontre Lucienne. Puis le refermons vite. Nous n'allions pas le relire ici, alors que les autres peuvent sortir d'un moment à l'autre. Nous le remettons à sa place avec les deux autres tomes. Il y a trois exemplaires de ce roman fleuve. Ainsi, s'il prenait envie à trois détenus de le lire en même temps, ils pourraient s'offrir ce plaisir.
Roman fleuve
Nous sortions, lorsque notre regard est accroché par un livre foudroyant, juste sur l'étagère du dessus. Et nous restons tétanisés, bouche bée devant cette oeuvre colossale, saluée unanimement par la critique comme un événement littéraire: «L'archipel du goulag», d'Alexandre Soljenitsyne. Nous ne l'avons pas lu. Mais nous en avons longtemps entendu parler. De l'auteur russe, nous avons lu «Le pavillon des cancéreux», un roman très puissant. Nous ouvrons «L'archipel du Goulag», selon une vieille habitude et le refermons comme nous l'avons fait plus tôt avec «Les misérables». Cette fois sans rien attraper. Le livre qui est un essai est d'une lecture malaisée. Il faut du temps et de la concentration. Mais misère, où sont les autres? Partis. Nous sortions à toute vitesse. Personne dans le couloir redevenu silencieux. Partis vraiment? Un gardien arrivant dans notre direction, nous renseignait. Ils sont passés dans l'atelier de couture, au fond du couloir, à droite. Ouf. Une question fusait, mais cette fois sur le mode sérieux, et elle s'adressait à l'auteur de ce programme de visite. Pourquoi avoir omis de faire figurer la bibliothèque avec deux ou trois lecteurs lisant et, éventuellement, s'exprimant sur leur goût, sur leur rêve et sur leur ambition? L'oubli involontaire de cet élément essentiel constitue pour notre part une certaine incompréhension, voire une certaine inquiétude.
Le livre-papier ou électronique, peu importe- doit être partout au centre de nos activités et de nos préoccupations. On a montré à cette visite des détenus faisant leurs études, d'autres faisant le métier de couturier, d'autres encore jouant en équipes au ballon, pourquoi pas des détenus lisant et commentant leurs lectures?