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Publication d’une biographie de l’artiste-peintre Baya

Alice au pays de… Baya

Le statut d'orphelin favorise-t-il le génie en compensant la perte des parents avec un don particulier qui semble venir d'on ne sait où?

On savait qu'Alice Kaplan, historienne américaine, adorait Camus auquel elle avait consacré un brillant essai sur la genèse de L'Etranger. On pensait alors qu'elle ne s'intéressait à notre pays qu'à travers un écrivain français d'Algérie. Hein, il y a eu tant d'écrivains camusiens qui ne connaissent de l'Algérie que... Camus. Un petit tour ici et puis s'en vont. Est-ce le cas d'Alice Kaplan? Au contraire. Elle revient en Algérie d'un pas allègre, d'abord en 2022, par la large porte de la fiction avec un émouvant roman Maison Atlas, avant de nous surprendre aujourd'hui avec une biographie de Baya. Oui, vous avez bien lu: Baya la fameuse peintre que tout le monde croit connaître mais que personne ne connaît vraiment. Dans cette biographie fouillée, Alice Kaplan, pinceau en main, nous croque Baya, femme-enfant de 16 ans, avec l'exactitude qu'on reconnaît aux biographes américains, les meilleurs dans ce domaine. Avec eux, il n'y a ni gras, ni moral, ni jugement. Il y a des faits. Il y a des preuves. Ni romance ni romantisme. Mais de l'os avec une mince pellicule de chair dans ce qu'elle a de plus vivant. De plus vrai. Rien à rajouter. Rien à enlever.
Ainsi, grâce, à l'auteure, on chemine côte à côte avec Baya, née Fatma Haddad, puis Baya, prénom de sa mère, qu'elle adopte comme un cordon ombilical qui la garde reliée à sa maman toute sa vie. Commençons par l'orpheline surgit des Misérables du père Hugo revue et corrigée par la colonisation. Rien d'extraordinaire sous le soleil d'Algérie. La misère était le lot quotidien de millions d'indigènes. A 6 ans, elle perd son père. A 9 ans, elle perd sa mère dont le second mari la battait comme plâtre. Perdre sa mère, il n'y a pas pire. Sa grand-mère la recueille comme on recueille un chat de gouttière, dure et violente cette grand-mère qui vit dans un gourbi près de Sidi M'hamed (Bab Ezzouar aujourd'hui). Dans le dénuement le plus complet. Plus tard, Baya résumera son enfance par cette douloureuse antienne: «Le froid, la faim, les poux, le froid, la faim, les poux...» On pourrait ajouter: des coups et des coups...De sa grand-mère et de son oncle. C'est une enfant battue Baya. Quand sa grand-mère devient cuisinière et bonne à tout faire chez les Farges, fermier progressiste près de Fort-de-L'eau (Bord El-Kiffan), elle la suit, petite fille, petite main, mais soulagée d'échapper à la maltraitance. Elle est si silencieuse qu'on ne la remarque même pas, n'était son regard noir d'une très grande gravité, cette gravité qui n'est que l'autre nom de la tristesse. L'avez-vous remarqué, tous les orphelins ont le regard grave. Adulte. Elle a 10 ans à peine ou peut-être un peu plus. L'âge des jeux de poupée. L'âge des corvées pour elle. Mais pas seulement. Mireille la fille des Farges, future épouse de Jean de Maisonseul, ami de Camus et Sénac, s'adonne à la couture en prenant des modèles dans des magazines de mode. Entre deux tâches ménagères, Baya qui n'a pas les yeux dans les poches, se met à copier, en s'inspirant des magazines, des tenues de femmes, en remplissant les contours des jupes de fleurs, d'oiseaux et de feuilles, écrit la biographe. Déjà l'univers pictural de Baya se dessine. C'est ici et nulle part ailleurs que naît une vocation d'une peintre de génie. Un destin. Marquons une pause pour faire un parallèle avec Camus que Baya avait connu aux Journées culturelles de Sidi Madani, près de Blida en février 1947. Tous deux sont des enfants de parents illettrés et pauvres, tous deux sont orphelins, et tous deux ont marqué leur art, l'une la peinture, l'autre la littérature. Le statut d'orphelin favorise-t-il le génie en compensant la perte des parents avec un don particulier qui semble venir d'on ne sait où? Mystère. En tout cas, quand on pose la question à Baya sur l'origine de son génie propre, elle répond: «Quand je peins, je suis dans un autre monde, j'oublie.» Un soufi dirait qu'elle est «habitée».
Assia Djebbar avait dit que Baya était illettrée. Alice Kaplan nous apprendra que ce n'était pas le cas, en précisant que c'est grâce à sa tutrice Marguerite Caminat, soeur de l'épouse de Farges, chez qui Baya vivait et faisait le ménage également, qu'elle apprendra à lire et à écrire. Cette relation entre Marguerite et Baya ne se situait pas dans un rapport exploitant/exploité, mais dans un rapport - rare à l'époque - de protection et de tendresse. Déjà, Marguerite considère Baya comme un objet de valeur, écrit l'auteur qui ajoute en parlant de Marguerite: «Sa bien-aimée est une indigène, une domestique, une artiste et bientôt une figure publique.»
Grâce en partie à Marguerite Caminat, Baya part en France pour un vernissage à la prestigieuse galerie Maeght dont le propriétaire éponyme avait déjà remarqué la petite prodige grâce au peintre Jean Peyrissac, qui écrira avec Breton et Maubert une biographie de Baya. La galerie Maeght organise des expositions des plus grands peintres de l'époque: Chagall, Léger, Braque, Matisse, Miro... C'est dire l'insigne honneur qui est fait à Baya dont le vernissage fut plus qu'un succès: un triomphe, dû d'abord à son talent mais aussi, cerise sur le gâteau, à son élégante tenue algéroise qui marque son originalité et son authenticité. C'était bien vu de la part de Marguerite, son inspiratrice. On s'arrache Baya qui pose pour la postérité avec les sommités que sont les peintres Braque, Matisse et l'écrivain André Breton, pape du surréalisme. Vous pensez qu'elle a la tête qui tourne cette gosse de 16 ans? Tout le contraire: tout lui passe au-dessus. Baya ou l'artiste sans égo. En 1953, elle devient la femme de Hadj Mahieddine Mahfoud. Celui qu'épouse Baya n'est pas n'importe qui, c'est un notable de Blida et, plus encore, un artiste célèbre. Nassima Chaabane, grande cantatrice originaire de la même ville qui l'a connu, parle de lui avec admiration et respect: «Il est avec Dahmane Benachour l'un des grands maîtres de la musique arabo-andalouse, aussi bien à Blida que dans tout l'Algérois.» Qui mieux qu'un artiste pour comprendre une artiste... Elle continuera à peindre, épanouie et heureuse, entourée de ses six enfants. Plus jamais, elle ne sera seule - oh que non! - la petite orpheline battue qui deviendra une artiste de renommée mondiale. Jamais ingrate puisqu'elle n'oubliera jamais son amie Marguerite des années sombres. Rendons grâce dans cette biographie à la grande finesse psychologique d'Alice Kaplan, qui nous a restitué Baya en mode majeur, dans les contradictions de son temps, en n'éludant aucune question, aussi bien sur sa vie avec les Européens avec ce que cela suppose d'arrière-pensées politiques que la condition des Algériens sous la colonisation. Après ce portrait, on ne verra plus Baya de la même façon: sous les fleurs, les oiseaux et les instruments de musique de ses tableaux; on verra un coeur qui a beaucoup souffert. La souffrance qui n'est souvent pour quelques êtres d'exception que le prix à payer à la grâce.
Gracieuse Baya. Précieuse Baya. Merveilleuse Baya.

Alice Kaplan, Baya ou le grand vernissage.
Éditions Barzakh, Alger 2024.
(Encadré): Alice Kaplan animera une rencontre-dédicace sur son livre le samedi 8 juin, à partir de 15h, à la librairie L'Arbre à dire, 48 chemin Sidi Yahia, Alger.

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