LES PENSEURS MUSULMANS ET LA CITÉ IDÉALE
La confrontation à la réalité
La pensée musulmane n'est pas monolithique.
Bâtir une Nation riche de ses institutions et de ses ressources humaines est une priorité de toujours. En ces temps de crise mondiale, il est bénéfique de tirer des leçons des pensées sur l'homme civilisé et la construction de l'Etat de droit. Des penseurs musulmans ont traité du sujet sous différents angles. La pensée musulmane n'est pas monolithique, mais l'essentiel des avancées concerne le souci d'accéder à une société juste, ouverte et humaine. Ibn Tofayl, Andalousie, XIIe siècle, savant de portée universelle, a expliqué comment, du raisonnement jaillit la lumière pour progresser. Ibn Tofayl est l'auteur de traités sur la condition humaine. Son oeuvre «Le vivant fils du vigilant» (Hay Ibn Haqzan), est un roman philosophique-clé qui traite de la recherche de la vérité pour le vivre-ensemble.
L'individu et la société
Il décrit un peuple installé sur une île avec ses lois et coutumes et, sur une autre île, un solitaire qui, sur la base de la raison a atteint la maturité intellectuelle et la connaissance de soi. Au sein de la société de la première île, deux hommes. L'un d'eux se distingue par un esprit pratique, un comportement social ouvert; il s'adapte à la diversité des gens comme à la religion populaire. Le second, de nature fermé, n'arrive pas à s'ouvrir aux autres. Il émigre pour réfléchir dans la seconde île, qu'il croit inhabitée. Ibn Tofayl nous dit qu'elle est peuplée par le solitaire, qu'il nomme le «vivant fils du vigilant» (Hay Ibn Haqzan), et qui s'est formé par une pédagogie autodidacte, en relation avec la nature, le cosmos et son intellect libre. Le philosophe suggère que la pensée peut s'élever jusqu'à la vérité. Pour cela, il faut se défier des traditions fermées et se mettre en état de vigilance existentielle. Le sens de l'ouverture et l'acceptation de la concertation et du débat sont ici fondamentaux. Ibn Tofayl montre que «le vivant fils du vigilant» a découvert, dans sa solitude, qu'il existe une multitude d'essences individuelles semblables à la sienne, et que la diversité de ces essences ne s'oppose pas à leur unité. Il comprend qu'il n'y a pas d'alternative au lien, à la discussion et à la négociation, en somme à l'émergence d'une société civilisée. Après cette découverte, il rencontre le personnage qui a émigré dans l'île; ce dernier s'aperçoit alors que tout ce qui, dans l'île des hommes, lui fut enseigné, Hay, le solitaire, le vivant, le connaît sous une forme pure. Certes, le rapport à l'Etre, au Tout Autre est ici l'élément premier; mais la relation aux autres êtres humains reste vitale. La sociabilité passe par le respect de la vie commune et les institutions qui s'y rattachent. Faute de vigilance et de débat, notre compréhension du monde peut être déformée. Les deux personnages le vérifient lorsqu'ils reviennent dans la première île pour apprendre aux gens comment devenir des hommes équilibrés. Ils constatent que si la raison fait défaut, les habitudes de fermeture l'emportent. Sans l'aide de la raison et de la concertation, ils considèrent que les hommes ont des difficultés à fonder des institutions, à comprendre les enjeux, à se décentrer et à percer la muraille de préjugés qui les sépare les uns des autres. Ce roman philosophique, en usant du style symbolique, tente d'expliquer qu'il y a lieu de raisonner et discuter pour accéder au sens du bien commun.
Le retour du vivant fils du vigilant et de son compagnon dans leur île ne signifie pas que le problème soit insoluble. Ensemble, dans leurs différences, ils sont en phase avec ce qui est: c'est cela qui donne sens à l'existence. Ibn Tofayl a enseigné que l'on ne peut pas imposer à des personnes différentes, un seul point de vue, mais que le débat et le raisonnement permettent d'accéder à des catégories de pensées objectives. La raison est capable de réaliser le bien, du fait de ses possibilités d'écoute, d'abstraction et d'intelligence.
La Cité juste
Un autre penseur majeur, Al-Farabi, Irak, IXe siècle, a traité de la question de la Cité idéale. Ce philosophe, parlait une dizaine de langues pour s'informer directement sur les idées des autres peuples. Comme Al Kindi et Ibn Rochd, Al Farabi est un penseur du niveau d'Aristote. Il est l'un des premiers philosophes arabes à avoir étudié la question de la Cité juste, la recherche de la logique et de la sagesse. L'idéal ce n'est point la fuite hors du monde, mais sa maitrise. Sur le plan économique, il s'agit de la production rationnelle des richesses et leur redistribution. Sur le plan politique, la transparence, la concertation et l'équilibre des droits et des devoirs pour tous. Sur le plan culturel, l'articulation du permanent et de l'évolutif.
Al Farabi traite de la question de la sagesse. Il aborde le rapport social et le lien entre l'élite et le peuple. La tâche est de favoriser le lien, l'intellectuel doit être un trait d'union sage. La théorie d'Al Farabi, ici, tourne autour de la question de l'équité. Il est impérieux d'oeuvrer au respect de l'intérêt général. Même s'il est abusif, comme le signale Henry Corbin, de politiser, au sens moderne du terme, sa doctrine de la cité idéale, il s'agit, pour Al Farabi, de tenter de cerner les qualités de l'homme, afin qu'il s'élève et participe à son devenir. Al Farabi établit une distinction entre la nature humaine et sa sociabilité, qui sera reprise par Ibn Sina. Selon eux, la culture éduque la nature. Elle est la clé du développement et de la civilisation. La relation entre ces deux niveaux reste au centre des préoccupations des penseurs musulmans. La théorie de la cité «parfaite» constitue un axe de leur philosophie. L'inspiration platonicienne répond aux aspirations d'Al Farabi soucieux de l'adapter à sa société. Sa notion de cité juste a une visée cosmopolite, pour toute la terre habitée par les hommes. Elle apparaît comme la cité idéale, car elle considère que le dénominateur commun est la raison, pour arriver à bâtir un Etat de droit et des valeurs morales justes.
La capacité à produire des villes, des idées et des richesses
En continuité de ces percées, Ibn Khaldoun, Algérie, XIVe siècle, est le penseur universel qui a étudié de manière innovante les problèmes des sociétés et les relations entre les groupes humains. Il est le fondateur de la sociologie. Il a traité sous l'angle de l'histoire sociale, les rapports entre les mondes, les peuples et les traditions. Ibn Khaldoun est l'auteur d'oeuvres monumentales, parmi lesquelles «Les Prolégomènes» (Al Moqadima) et une «Histoire universelle». Son hypothèse est que l'ensemble des peuples est concerné par la civilisation humaine, mais des conditions objectives doivent être réunies. Il examine la société sous l'angle unité/diversité et étudie les différentes formes d'organisation sociale. Ibn Khaldoun observe et analyse les phénomènes sociaux, politiques, économiques et historiques en mettant en place la méthode de la critique multidimensionnelle. Ce monumental penseur n'exclut ni les données empiriques, démonstratives et logiques, ni le sens de l'existence manifesté par l'attachement à des valeurs éthiques comme ciment. Ses travaux mettent en jeu l'expérience des peuples de la rive Sud, déjà à l'époque marquée par des Etats en crise et des rapports de force problématiques face aux puissances montantes du Nord.
Pour désigner la solidarité sociale et celle de l'Etat, Ibn Khaldoun a forgé le concept d'esprit de corps (âssabiya). Il dénonce les faiblesses de son temps: le peu d'intérêt accordé à la fois à la construction d'un Etat national, à la rationalité et à l'histoire du monde. Il marque le caractère majeur de l'ouverture sur la réalité et propose le critère de l'adéquation au réel le plus vaste. «La science susceptible, dit-il, de nous éclairer sur le phénomène du rapport entre le local et le mondial, nous et les autres, est celle du umran», science indépendante qu'il définit comme celle de la société humaine. Pour tenter de sauver la civilisation arabo-andalou-berbère, de mettre en place une nouvelle société fondée sur le droit et la production de valeurs, il donne la priorité à l'approche scientifique. Il analyse la question de la pluralité: «Les différences que l'on remarque entre les diverses manières d'être des générations et des peuples ne sont que la traduction des différences qui les séparent dans leurs modes de vie économiques.» Pour Ibn Khaldoun, les différences traditionnelles doivent s'estomper pour laisser place aux critères de la rationalité, des conditions historiques et de la capacité à produire des idées, des villes et des richesses. Il y a là une sorte de révolution dans la pensée qui n'a pas été écoutée.
Mémoire et avenir
Bâtir une société évolutive, à partir à la fois de nos valeurs et principes éthiques et des exigences de l'époque, est indépassable. Nous devons tenir compte de la mémoire, de l'accumulation des expériences historiques et du génie propre à chaque peuple. Comme l'ont démontré les grands penseurs, chaque génération et société a le droit et le devoir de construire le développement sur la base de la rationalité, sans exclure de s'inspirer des préceptes moraux et éthiques propres, de les interpréter, en fonction de l'évolution, de la diversité des lieux et des principes de la science universelle. Au coeur du XIXe siècle, après l'héroïque résistance au colonialisme, l'Emir Abdelkader fut le père de la tentative de Nahdha. Il insistait pour donner la priorité à la science sans l'opposer à l'éthique.
Au milieu du XXe siècle, un autre penseur musulman, Mohamed Iqbal (Inde), écrivait: «Le Coran est un texte ouvert et chaque génération de musulmans a le droit de le réinterpréter». Comme tout novateur, il vise, à juste titre, à dépasser les lectures littéralistes et les interprétations archaïques. Ali Abderazak, Mohamed Abdou, Taha Hussein, Egypte, puis Ibn Badis, Malek Bennabi, Mostefa Lacheraf, Mohamed Arkoun, Algérie, chacun à sa manière, ont tenté d'éveiller les consciences au sujet des conditions du renouveau, en direction du rapport authenticité -modernité. L'accent est souvent mis sur la fonction critique de la raison, salvatrice, la nécessité de conformer la pratique sociale à l'esprit scientifique et aux valeurs de notre substrat culturel. Dans son livre Vocation de l'Islam, Malek Bennabi précise: «Nous sommes musulmans, donc nous sommes parfaits, est un syllogisme funeste.» Il ajoute: «Quand la pensée est déficiente ou absente, l'action est insuffisante ou impossible.» Tout cet héritage, nous devons en tenir compte et assumer nos responsabilités pour progresser. D'autant que l'adversité et les défis sont complexes. Des courants en Occident rusent et profitent du déséquilibre des forces, de l'immobilisme ou de l'irrationalité qui peuvent traverser nos sociétés, pour les affaiblir encore plus et piller leurs richesses. Comme le soulignent Balibar et Wallerstein, ni le racisme ni les relents d'hégémonie ne sont le fruit du hasard: «Il ne s'agit ni d'un épisode, ni d'une survivance, ni d'un préjugé, mais d'un rapport social indissociable des structures mêmes de ce monde...»
Faire confiance
La légitime résistance face aux injustices de l'ordre mondial dominant et la sortie des archaïsmes internes passent par l'éveil des consciences, le travail rationnel, l'exemplarité et la transparence dans la gestion des biens communs. Comme le dit Jacques Berque, maîtriser la techno-science et bâtir un Etat de droit est possible: «Le progrès peut être non seulement assumé, mais par eux façonné à leurs propres fins... Les peuples doivent pouvoir s'affirmer tels qu'ils se sentent et se veulent, et les peuples d'Islam tout comme les autres.»
Loin de toute forme de concordisme, il est possible que la question moderne du développement se conçoive à partir des possibilités propres à une autre histoire, à une autre langue, à une autre culture. Cependant, d'une part, les positions extrémistes, d'autre part, le nivellement par la mondialisation, les interférences et les immixtions aggravent la difficulté. René Guénon, dans Crise de la modernité, à propos de l'état du monde écrit: «Il ne faut pas se dissimuler la gravité de la situation, il convient de l'envisager telle quelle, sans aucun optimisme ni aucun pessimisme.» L'histoire d'un peuple se situe dans la durée. Il faut garder le cap sur l'avenir et ne s'abandonner à aucune lassitude. Les penseurs nous disent d'agir rationnellement, avec persévérance, de faire confiance à l'acte de participation des citoyens, ce qui les mobilisera, confortera le sentiment national et le civisme. La cité idéale ce n'est pas l'idéalisme impossible, mais la prise en compte de la réalité pour relever les défis de notre temps.