VIES DES SAINTS MUSULMANS PAR ÉMILE DERMENGHEM ((III)
Le saint s'abandonne à la Providence
En Hagiographie, la vie d'un saint est toujours entre des fictions poétiques et des emprunts littéraires, et plusieurs ont une acuité d'esprit exceptionnelle.
Le personnage nommé Ibrâhîm ibn Adham est de ceux-là, et bien plus, car Émile Dermenghem, qui le présente dans son livre Vies des Saints Musulmans (*), estime, après étude et analyse de nombreuses sources documentaires, que «La conversion [de cet homme] ressemble au Roman de Barlam et Josaphat qui ressemble à la légende de Bouddha Goutama Cakyamouni. Que faut-il en conclure? C'est un phénomène bien connu en hagiographie que celui de la prolifération des anecdotes. La légende d'un saint reproduit souvent maint trait de celle de maint autre saint: non seulement parce qu'elle tend à fondre sa figure en l'image-type du Saint, mais aussi parce qu'aucune localité ou communauté ne désire voir un patron moins admirable que celui du voisin».
Voici donc quelques extraits de la «Vie» de ce Saint, racontée par É. Dermenghem en 50 pages dans son ouvrage Vies des Saints Musulmans:
Ibrâhîm fils d'Adham
«Ibrâhîm est le premier mystique musulman connu du Khorâsân (Syrie). Des colonies militaires arabes s'étaient établies, après la conquête de l'Islam, dans cette province de l'extrême nord-est alors florissante avant les grandes invasions tartares, célèbre pour ses mines de turquoises, ses sabres recourbés, ses tapis magnifiques, pays de montagnes et de déserts habités par des Iraniens, des Uzbeks, des Afghans.
Ibrâhîm dut naître à Balkh vers l'an 100 de l'Hégire, première moitié du VIIe, siècle chrétien. À Balkh, capitale de l'antique Bactriane, un beau nom dont les résonnances évoquent les Scythes, les Achéménides, les rois grecs qui maintinrent près de deux siècles leur empire entre l'Inde et l'Iran.
Quand le grand voyageur marocain du XIVe siècle, Ibn Batouta, après avoir visité les châteaux des Ismaéliens et du Vieux de la Montagne, se rendit à Gébélé, près de Laodicée et du mont Lokkâm (un des pays les plus chargés d'histoire religieuse qu'on puisse voir au monde), il trouva, à un mille de la mer, ´´le tombeau de l'ami de Dieu, le saint, célèbre Ibrâhîm, fils d'Adham, ce personnage qui renonça à la royauté et qui se consacra tout entier au culte du Seigneur très haut, ainsi que cela est connu.´´ Près de la tombe se levait une belle zawiya (couvent, centre çoûfî) où les voyageurs, trouvaient l'hospitalité et qui était du 14 au 17 chabân le lieu d'un pèlerinage où l'on se rendait de tous les côtés de la Syrie. Les fogarâ' (les pauvres) célibataires aimaient y venir et chaque visiteur donnait une bougie au gardien qui ramassait ainsi des quintaux de cire. Après avoir remarqué que la plupart des habitants de ce pays appartenaient à la religion des noçaïris ´´qui croient Ali Dieu, négligent les mosquées, la prière et le jeûne´´, Ibn Batouta poursuit: ´´Mais Ibrâhîm n'était pas d'une maison princière comme on le pense généralement. Ce qui est vrai c'est qu'il hérita du royaume de son aïeul maternel. Quant à son père, Adham,, c'était un de ces foqarâ' pieux, vivant dans la retraite, dévots, chastes et livrés exclusivement au culte de la divinité.´´ [...] Le père, pieux musulman, accomplit, cela va sans dire, le pèlerinage à La Mecque, et l'on veut que l'enfant soit né dans la ville sainte. Aussitôt après l'accouchement, Adham aurait pris Ibrâhîm dans ses bras et lui aurait fait faire les sept tournées processionnelles autour de la Ka'ba, après avoir demandé à la foule d'appeler sur le nouveau-né les bénédictions d'Allah. [...] Chaque saint entre, traditionnellement et psychologiquement, dans la vie ascétique et mystique, à l'occasion d'un choc psychique qui le convertit, qui le tourne vers son destin, qui lui fit entendre l'appel auquel sa générosité ne peut se refuser.
Une nuit, raconte-t-on, dans son palais de Balkh, Ibrâhîm fut réveillé par des pas sur la terrasse. ´´Que faites-vous là-haut? cria-t-il. - Nous cherchons des chameaux égarés, lui fut-il répondu. - Êtes-vous fous? A-t-on jamais cherché des chameaux sur un toit? - Pas plus fou que toi qui crois pouvoir, assis sur un trône, trouver Dieu!»
Après avoir passé le reste de la nuit à prier, Ibrâhîm s'assit le lendemain sur son trône, entouré de ses officiers, pour donner audience. Du sein de la foule, un personnage majestueux et de haute taille s'avançait, s'approchait du roi sans être arrêté par les gardes qui semblaient même ne pas le voir. ´´Que veux-tu? dit Ibrâhîm. - Je suis un voyageur étranger, dit l'inconnu, et je voudrais m'arrêter dans cette auberge.. - Mais ce n'est pas une auberge; c'est mon propre palais! - À qui appartenait donc cette maison avant toi? - À mon père. -´´Et avant ton père,, à qui était-elle? - À mon aïeul. - Ton père, ton grand-père et tes ancêtres, où sont-ils? - Ils sont morts. - N'avais-je pas raison d'appeler auberge cette maison où ceux qui s'en vont sont remplacés par ceux qui arrivent?»
Et l'homme se retira. Ibrâhîm courut après lui: ´´Arrête-toi, au nom d'Allah! Qui es-tu, toi qui as allumé un feu dans mon âme? - Je suis Khidhr, ô Ibrâhîm. Il est temps de t'éveiller.´´ [...] Ibrâhîm était prêt à recevoir l'initiation que se transmettent de l'un à l'autre les saints d'Allah, piliers mystiques du monde. Ses biographes la lui font dès l'abord recevoir, non d'un vivant ordinaire, mais du mystérieux Khidhr lui-même; c'est dire qu'il la trouva directement au plus intime de son coeur.
Dans le désert, il rencontra en effet un vieillard qui s'étonna de le voir marcher sans provisions. C'était Satan. Poursuivant sa route vers La Mecque, Ibrâhîm s'aperçut qu'il avait sur lui quatre pièces de monnaie, prix d'un panier qu'il avait vendu en passant à Koûfa. Il les jeta pour ne rien attendre que de la Providence. Puis il vit un bel homme bien vêtu qui lui dit, après l'avoir salué et lui avoir touché la main: ´´Ô Ibrâhîm, où vas-tu? - Je fuis de Lui vers Lui. - As-tu faim? - Oui.´´ L'inconnu fit alors une courte prière de deux prosternations et ordonna à Ibrâhîm de l'imiter. Quand la prière fut finie, il y avait à la droite d'Ibrâhîm un plat de nourriture et une gourde d'eau bien fraîche. - ´´ Prends et mange ce que Dieu te donne et remercie-le´´, dit l'étranger. Et quand Ibrâhîm se fut rassasié: ´´Ô fils d'Adham, exerce ton intelligence et réfléchis. Ne sois pas empressé dans les affaires. L'empressement vient de Satan. Sache que Dieu, quand il veut du bien à l'un de ses serviteurs, il se le réserve pour lui, place dans son coeur un flambeau de sa lumière pour lui permettre de différencier le vrai bien du vrai mal et l'éclairer de ses propres défauts. Je t'enseignerai le Nom Suprême. Quand tu auras faim ou soif, tu n'auras qu'à demander à manger ou à boire par ce Nom. Ibrâhîm, respecte les amis de Dieu. Quand tu fréquenteras les gens de bien (akhiar) et les pauvres (foqarâ'), sois la terre sur laquelle ils marchent. Quand ils sont contents de toi, Dieu est content de toi, quand ils sont en colère contre toi, Dieu aussi est en colère.´´
Puis il lui révéla le nom et lui dit adieu: ´´Ô Ibrâhîm, je te confie à Dieu le Vivant, qui est toujours debout, qui ne meurt pas´´, et disparut. [...]
Le Nom suprême (al ism dzîmà) de Dieu, le centième, est celui qui n'est pas révélé, ou n'est qu'à de rares initiés. Sa connaissance donne la connaissance universelle, son émancipation procure la toute-puissance. C'est à un analogue souci d'ésotérisme que nous devons de ne pas savoir comment se prononçait le nom de ce mot de l'Éternel en hébreu.
Les Musulmans connaissent quatre-vingt-dix-neuf beaux noms´´ (al asmâ' al hosnâ' qui correspondent aux attributs,, aux aspects de la divinité; mais le nom, qui exprime l'essence divine, est inconnu, ou seulement connu des membres privilégiés de la hiérarchie cachée des saints. Le vulgaire y place ses espoirs en la puissance de la magie. Les initiés savent et laissent entendre que le Nom Suprême est identique à la réalisation mystique elle-même, n'est pas autre chose que l'effacement des attributs de la créature devant la présence des attributs du Créateur. Le Nom Suprême est un état de l'âme, un état de l'esprit, un état de l'être. [...] Mais l'on ne peut en réalité savoir le Nom que par l'illumination (kachf, découverte, dévoilement), Les cheikhs avaient parfois des moyens pittoresques d'instruire leurs disciples et d'écarter les curiosités mal éclairées...»
Émile Dermenghem rapporte de ses sources de nombreuses «anecdotes» vécues par Ibrâhîm ibn Adham qui avait acquis la réputation de soigner les coeurs souffrant de maux inexpliqués. On le consultait beaucoup, et il démontrait à ses «patients» que «la spiritualité est le coeur de l'islâm». Il ne cessait de rappeler les efforts indispensables que l'homme doit fournir pour mériter l'Amour de Dieu. Quelques citations: «La remise confiante, c'est l'apaisement du coeur envers la destinée de Dieu.» / «Celui qui s'est lamenté d'une épreuve auprès de quelqu'un d'autre que Dieu, ne trouvera pas la saveur de la soumission à Dieu dans son coeur.» / «Si tu veux être apaisé, alors mange du fruit de ton travail, habille-toi de ce que tu peux et sois satisfait du jugement divin envers toi.» / «Si tu veux connaître la valeur d'un homme, regarde son coeur, soit il a confiance à ce que Dieu lui a promis soit il a confiance à ce que les gens lui ont promis.»
(*) Lire L'Expression des mercredis 8 et 15 juin 2016, p. 21
vies des saints musulmans par Émile Dermenghem Éditions Baconnier, Alger, 1942, 319 pages.
(À suivre)