Le pouvoir de la lucidité
Dans ses mémoires, le président Richard Nixon raconte une savoureuse histoire dont les deux acteurs sont des géants de la Seconde Guerre mondiale: le Britannique Winston Churchill et le Soviétique Joseph Staline. Cette histoire est une belle leçon de lucidité politique. Elle montre qu'un homme politique de premier plan doit être vigilant partout et en tout. Qu'il baisse la garde, qu'il se laisse aller, et c'est la ruine de sa carrière avec des conséquences graves pour son pays. C'est le cas de Nixon lui-même avec l'affaire du Watergate. Qu'avait-il à espionner le siège du parti démocrate alors que tous les sondages le donnaient vainqueur pour un second mandat? Il le fut d'ailleurs avant d'être destitué à cause de cette affaire du Watergate qu'aucun esprit rationnel n'aurait faite. Pourtant, il était l'homme le plus rationnel du monde, mais aussi rusé, mais aussi politique perspicace et visionnaire comme le prouve son voyage en Chine, le premier d'un président américain. Comment avait-il manqué à ce point de lucidité en commettant une faute qu'aucun apprenti politicien n'aurait commise? Mystère. Lui-même ne se l'explique pas.
L'homme n'est pas un ordinateur. Heureusement d'ailleurs. Moralité: nul n'est à l'abri de cette maladie qu'est le manque de lucidité. C'est sans doute en pensant à son propre échec qu'il écrivit sur Churchill et Staline. Mais trêve de préliminaires. Allons droit au but. Nixon raconte que lors d'une des conférences de la Seconde Guerre mondiale, Staline avait invité Churchill à dîner à son quartier général. Seul l'interprète de Staline était présent au dîner pour que les deux leaders puissent converser. Les deux hommes étaient connus pour être de grands buveurs. Ils burent toute la nuit jusqu'à ne plus se contrôler. Ils se lâchèrent comme deux vieux potes qui ont beaucoup de choses à se raconter. Quelques heures après avoir regagné sa chambre, Churchill reprit ses esprits. Il se rendit compte qu'il avait beaucoup parlé, et sans doute trop dit. Vite, vite, il fallait réagir.
Il convoqua sur-le-champ, alors que l'aube pointait ses premiers rayons, son secrétaire et lui dicta trois pages pleines qui débutaient ainsi: «Cher maréchal Staline, j'ai beaucoup apprécié notre dîner d'hier soir. Si j'ai bien compris, voici quelles sont les questions dont nous avons discuté et sur lesquelles nous sommes tombés d'accord.» Voici la lettre entre les mains de Staline. Et voici sa réponse une heure plus tard: «Cher Monsieur le Premier ministre, ne vous tracassez pas au sujet de ce que vous avez dit hier soir. J'étais soûl moi aussi.» C'est tout? Non. Il y a le post-scriptum qui porte ces mots terribles qui gomment tout témoignage des mots échangés: «Et l'interprète a été fusillé.» Staline dans toute sa cruauté. Dans toute sa lucidité. On en rirait presque s'il n'y avait pas mort d'homme.
Il y a une autre lucidité qui n'est que l'autre nom de la lâcheté, celle du chef politique qui, jugeant le rapport de force en sa défaveur - lucidité du lâche -, capitule sans grande résistance pour ne pas risquer sa vie et celle des siens, en livrant le pays aux vainqueurs pour qu'ils l'occupent et le martyrisent. Cette lucidité fatale à l'Algérie est celle de Hussein Dey, dernier dey d'Alger. Sentant lors du débarquement français en Algérie que la partie était perdue, il se soumet au bout de vingt jours, oui, vingt petits jours alors que de simples tribus de Blida, les Beni Salah et Beni Misra, tiendront plus et se battront jusqu'à la dernière goutte de sang. Sang d'Algérien. Lui était déjà loin, en Italie, qu'il a rejoint après avoir embarqué toute sa famille et sa suite, une centaine de personnes, toutes d'origine turque. D'où ce jugement définitif de Mostefa Lacheraf sur «la trahison intéressée des féodaux et mercenaires turkisants». Les janissaires, au nombre d'environ 4 000, eux qui étaient si prompts à dégainer l'épée, partiront aussi queue basse. Comme si l'Algérie n'était qu'un pays de transit. Transit. Le mot est lâché. Ne le lâchons plus. C'est-à-dire que ni le dey ni sa troupe n'ont considéré l'Algérie comme leur terre pour laquelle ils devaient mourir. Ils étaient là. Ils ont pris ce qu'il y avait à prendre comme butin (ghenima) et puis au moindre coup de vent, bye bye les Algériens! C'est là, de notre point de vue, l'une des explications de la lâche démission du dey que beaucoup d'historiens essaient d'épargner, en invoquant mille raisons que la raison ne comprend pas. Comment comprendre un fuyard? Entre la vaillante lucidité de l'Émir qui l'a fait se dresser contre l'ennemi durant quinze années de luttes glorieuses et la lucidité démissionnaire du corsaire qui fuit avec son butin, il y a tout un monde qui les sépare - celui de la bravoure - et toute une terre: l'Algérie. Celle de l'Émir, terre étrangère pour le dey. Et tous ses beys.