La peur du Lecteur algérien
La censure institutionnalisée fait moins peur que les milices échauffées qui étalent leurs tapis et leurs langues sur les réseaux sociaux.
De Riyadh d'aujourd'hui, jusqu'à Nouakchott, le lectorat arabo-maghrébin, aussi peu nombreux soit-il, s'est métamorphosé en milices populistes moralistes et pseudos-religieuses vis-à-vis de la liberté de l'imagination littéraire, notamment en ce qui concerne le roman. Le lecteur algérien n'échappe pas à cette situation culturelle et livresque sinistrée. Ce phénomène culturel algérien trouve son terreau idéologique adéquat dans l'école, l'université, les institutions religieuses et culturelles. Les pouvoirs politiques consécutifs algériens, depuis l'indépendance, avec tout ce qu'ils avaient de sensibilités idéologiques différentes, et malgré la domination du parti unique, réservaient consciemment ou inconsciemment une marge de liberté pour la production littéraire en arabe et en français.
Ce peu de liberté réservé à la littérature imaginative, dans la création, dans la publication, dans la diffusion et dans l'importation du livre, est justifié car la lecture littéraire est une question élitiste. La littérature de l'imagination ne fait pas peur parce qu'elle est destinée à un lectorat restreint.
Rares sont les livres littéraires, romans et recueils de poésie, qui ont été interdits durant 62 ans d'indépendance. De Jean Sénac à Tahar Ouettar passant par Tahar Djaout, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mourad Bourboune, Assia Djebar, Rachid Mimouni, Boualem Sansal, Kamel Daoud, Rachid Boudjedra... tous ces romanciers et poètes ont publié leurs textes en Algérie ou étaient importés de l'étranger et distribués dans nos librairies et dans nos bibliothèques publiques.
La littérature est vue par les pouvoirs politiques successifs comme un divertissement ou une production qui relève de l'imagination loin de la réalité. Et pour ces pouvoirs politiques l'accès aux textes littéraires n'est pas donné à tout le monde. Cette classe politique gouvernante comprenait un nombre de décideurs politiques et exécutifs influents de qualité intellectuelle, depuis l'indépendance jusqu'à la fin des années 70, qui avaient une sensibilité positive vis-à-vis de l'art et de la culture. Je pense à Mostefa Lacheraf, Réda Malek, Mohamed Seddik Ben Yahia, Boualem Bessaïh, Abdelmadjid Meziane, Ahmed Taleb Ibrahimi, Zhor Ouanissi, Abdelhamid Mehri, Abdelhamid Benhedouga, Abdelhamid Aberkane... ces décideurs mentionnés ci-dessus et beaucoup d'autres avaient une culture littéraire qui leur permettait de défendre la cause littéraire sans entraver le rouleau compresseur du pouvoir central. Lors de son séjour en Algérie en tant que coopérant technique, enseignant à Annaba entre 1970 et 1974, l'écrivain syrien Haidar Haidar a écrit son roman le plus célèbre intitulé Festin pour les algues marines.
Le roman décrit Annaba, et à travers cette ville c'est l'image de toute l'Algérie de la période des années 70 qui est présentée, avec une touche satirique amère et une critique politique sévère sur le destin de la révolution algérienne.
Le roman a été publié en 1984, vendu et lu librement en Algérie pendant des années et jusqu'à aujourd'hui. C'est après sa publication au Caire en 2000, que les étudiants d'Al Azhar sont sortis dans des manifestations hostiles au romancier et au roman, réclamant l'autodafé du texte et la tête de l'écrivain sous prétexte qu'il a outragé l'islam. Dans le roman l'As de Tahar Ouettar publié 1974, l'écrivain, avec grande liberté et courage, retrace la participation du Parti Communiste Algérien à la guerre de libération et son désaccord avec le FLN, via un personnage réel, le militant Chebbah el Mekki. Le roman a été publié en Algérie, le romancier travaillait comme commissaire contrôleur politique au sein du parti unique de l'époque le FLN. Le texte a été lu et diffusé dans tout le pays, accompagné de débats, puis sujet de plusieurs thèses universitaires, traduit en français. Et parce que le roman, dans la vision politique algérienne, renvoie à un travail d'imagination coupée de la réalité, le livre n'a jamais été censuré. Depuis la montée des forces politiques islamistes salafistes en Algérie, à la fin des années 70, en mettant, d'abord, la main sur l'école puis sur l'université, la voix des milices a commencé à se manifester brutalement contre la liberté de l'imagination. La tolérance intellectuelle a reculé. Le discours pseudo-religieux a pris le dessus, la vie littéraire a été profanée. Les donneurs de leçons de morale, les puritains, se sont donné le droit d'appeler ouvertement à l'interdiction d'un roman ou d'un film.
En 2000, les réseaux sociaux ont accéléré cette haine conte la liberté de l'imagination. L'hypocrisie sociale, religieuse, politique et culturelle encouragée par le silence complice ou par l'apologie des intellectuels et des universitaires, a permis aux voix de ces milices de prendre la création littéraire en otage. À ces pseudos lecteurs échauffés et à leurs chefs, je propose de lire, si la lecture est un souci pour eux, le livre Contes libertins du Maghreb de Nora Aceval (aux éditions Al Manar 2008), un livre où l'auteure, pendant vingt ans, a collecté une centaine de contes qui échappent aux moeurs et au temps. Ces contes algériens féminins des Hauts- Plateaux dégagent une liberté dans la langue et dans le thème tout en parlant ouvertement du corps, du sexe, des relations intimes et de l'amour. Ces contes sont toujours racontés entre femmes, mais qui font leur passage vers le monde des hommes sans gêne. Et notre société cohérente des Hauts-Plateaux ne s'est jamais sentie visée dans sa religion, dans sa morale sociale ou dans son honneur.
Depuis la montée en puissance des fanatiques en faisant leur nid, d'abord dans l'école algérienne, puis dans l'université et enfin dans les médias, le sens même de la littérature a changé dans les têtes des lecteurs de la nouvelle génération victime de cette idéologie mortifère. Exploitant le domaine du populisme religieux, la bonté algérienne, et pour se faire une place politique, ces nouveaux inquisiteurs tentent à chaque occasion politique nationale, à travers leurs milices, de déstabiliser la paix sociale en s'attaquant aux écrivains libres. En Algérie, peu de lecteurs littéraires, mais beaucoup de voix qui condamnent les livres sans les lire! En réponse aux appels de leurs chefs extrémistes, par leurs discours idéologiques, par leurs attaques sur les réseaux sociaux, au nom de la morale immorale, les milices littéraires jouent le rôle des chiens de détection afin de creuser un trou dans le jardin du pouvoir.
Ces milices littéraires misogynes assurent le boulot des chiens-renifleurs en flairant les romans dans le but de dénicher un «baiser», «un rapport sexuel», «une relation sentimentale» ou «des ébats charnels»!
Ces inquisiteurs littéraires imposent une nouvelle définition à la littérature en l'annexant au fiqh. Ainsi tout écrivain qui échappe à cette identification idéologique sera considéré comme une personne ingrate, immoraliste ou apostat. Sa littérature émane de l'hérésie, son avenir c'est le bûcher.