Assia Djebar ou Zinédine Zidane ?
Ce qui se passe, chez nous, est absurde! Seule la «psychologie de groupe» est capable de décoder cette chaîne d'idées maladives largement ancrées dans l'inconscient sociétal collectif.
Face à cette pathologie culturelle devenue un tabou à ne pas critiquer, une question m'interpelle: pourquoi le citoyen lambda tolère-t-il qu'un footballeur binational, principalement français, représente le drapeau national et rejette le même cas dès qu'il s'agit d'un écrivain autochtone écrivant en français?
Pourquoi cet Algérien ne s'oppose-t-il pas à ce qu'un footballeur parle en français alors qu'il s'adresse au large public, dont la langue dominante est le dialecte ou le tamazight? Il ne se sent pas gêné d'écouter l'entretien télévisuel ou radiophonique d'un footballeur traduit ou doublé dans la langue du peuple. Cette situation linguistique ne produit en lui aucun refus, mais dès et qu'il s'agit d'un écrivain; romancier, poète, philosophe ou sociologue francophone, le rejet est vite manifesté. Le regard de suspicion et de défiance est clairement affiché.
Le citoyen lambda voit dans le succès du footballeur algérien en France, comme une fierté nationale, ce même citoyen voit dans les succès d'un écrivain d'expression française une trahison impardonnable.
Qu'un footballur euralgérien reçoive le Ballon d'or ou d'autres récompenses de la part de la France ou des autres instances sportives européennes, cette sacralisation rend le citoyen, en Algérie, heureux et suscite le bonheur collectif dans tout le pays. La presse jaune et verte déverse les éloges. Les entreprises de yaourts, de chocolat, de vêtements de sport, d'électroménager et de la téléphonie mobile se précipitent pour l'utilisation de son image pour promouvoir leurs produits. Tout cela se passe dans une ambiance juvénile et chaleureuse, et tant mieux. Mais, aux yeux de cette même société, de ces mêmes citoyens, si un romancier, un poète ou un dramaturge reçoit un prix ou est nommé chevalier des arts et des lettres par la France, il est automatiquement considéré comme un traître, un harki, au profit de l'ancien colonisateur!
Le footballeur franco-algérien chante l'hymne national français dans son club français, ce qui est tout à fait normal, et personne ne le critique ou le dénigre, et si un écrivain binational parle de quelque chose de positif dans le pays d'accueil, une guerre sans merci est déclarée contre lui sur tous les réseaux sociaux.
Dès qu'il s'agit d'un footballeur algérien appartenant à un club sportif français, le citoyen en Algérie oublie l'image de la France coloniale, mais une fois confronté à un écrivain, un penseur ou un créateur, cette image de la France coloniale revient en force dans sa tête!
Heureux, Zinedine Zidane la légende footballistique brandissait fièrement le drapeau tricolore en offrant à la France la Coupe du monde, et les Algériens d'ici ou de là-bas, derrière lui, étaient eux aussi heureux, et tant mieux. Pour les jeunes Algériens, Zizou est le modèle algérien qui a réussi, et personne n'a jamais remis en question son algérianité ou son nationalisme, et quand la grande romancière Assia Djebar (1936-2015) a été élue en 2005 membre de l'Académie française, la première écrivaine maghrébine et arabe siégeant dans la maison des Immortels, les critiques les plus féroces se sont abattues sur elle, venant de ses compatriotes intellectuels et citoyens lambda. Elle a été accusée de trahison nationale, et traitée de nouvelle harkie!
Aux yeux des Algériens, une victoire décrochée par une équipe nationale de foot dont la majorité des éléments appartient à des clubs étrangers, principalement français, est un grand exploit patriotique, une fierté nationale célébrée dans tout le pays, et tant mieux. Le football est un jeu de paix et de vivre ensemble. Mais le succès de l'Algérie littéraire à travers un roman écrit par l'un de ses enfants doué en français, est souvent entouré de défiances qui mettent en doute l'écrivain ou écrivaine récompensé.
L'imaginaire algérien déformé a été formé et élevé, depuis les années soixante-dix, dans un système scolaire en crise continuelle, dans un espace médiatique propagandiste et anti-professionnel et dans un système politique populiste religieux ou nationaliste. Tous ces facteurs ont participé au lavage du cerveau de deux générations successives.
L'Algérien se trouve comme dans un état de schizophrénie collective.
L'Algérien tolère les gens du foot parce qu'il considère que ce qu'ils font n'est qu'un jeu dépourvu de toute dimension politique. Et c'est faux! Par contre, à leurs yeux, les gens de plume sont tenus responsables parce que tout travail intellectuel est politique. Et ce n'est pas tout à fait faux!
Le niveau bas de la lecture de la bonne littérature, la présence faible de la langue étrangère comme fenêtre sur le monde, l'absence d'espaces libres pour les débats intellectuels, tout cela bloque le renouvellement positif des élites éveillées en Algérie.
De bons romans ont été traduits, du français vers l'arabe, écrits par d'éminents écrivains algériens de renommée mondiale; à l'image de Mohamed Dib, Kateb Yacine, Malek Haddad, Boualem Sansal, Rachid Mimouni, Assia Djebar, Anouar Benmalek, Tahar Djaout, mais sont restés sans échos! Pourquoi ces textes, qui ont connu de grands succès en France, puis dans d'autres langues européennes et américaines n'ont-ils pas été lus ni reconnus en arabe? Bien que le prix soit symbolique, car c'est l'État représenté par le ministère de la Culture entre (2003 à 2013) qui a pris en charge cette traduction, les romans n'ont enregistré aucun engouement.
Ces romans qui ont réalisé des chiffres de vente importants en France et aux États-Unis ne se sont pas vendus à plus de 200 exemplaires en Algérie sur une période de deux ans ou plus!
Pourquoi le lecteur arabophone s'abstient-il de lire des textes algériens de grande valeur écrits en français et traduits en arabe?
Ce rejet littéraire est le résultat d'une situation psycho-idéologique qui perdure. Chaque fois qu'il a quelque chose en commun avec l'Autre, particulièrement avec la France, même si cela est bon, même s'il relève du patriotisme, l'algérien refuse de s'y soumettre. Le jeune d'aujourd'hui, victime d'une école sinistrée, n'imagine point que la grande révolution algérienne a été faite, en grande partie, dans la langue française, que les médias, les traités, les accords et les écrits littéraires nationalistes, étaient dans la langue de l'ennemi.
Il ne sait non plus que 90% de nos archives sont en français, 90% ou plus des écrits de notre glorieuse histoire sont réalisés en français!
Que peut-on faire pour sortir de cette impasse?
Afin que le citoyen lambda puisse se réconcilier avec les grands écrivains et écrivaines de son pays, celles et ceux d'expression française, il est demandé aux responsables de la chaîne du livre; les éditeurs, le Centre national du livre, les bibliothécaires et les libraires de faire appel aux stars du football appartenant à des clubs français et qui sont sélectionnés pour jouer dans l'Equipe nationale, pour mener une campagne de promotion de la production littéraire! Seulement, le joueur de football et personne d'autre car il est le seul dont l'Algérien ne doute pas de son patriotisme.
Ce qui se passe, chez nous, est absurde!