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La mémoire en débat

«J'avais besoin de me rendre en Algérie pour panser mes plaies»

«Je repense aussi aux livres de Mouloud Mammeri et de Benjamin Stora, aux films de Malek Bensmaïl, de Nadir Dendoune et de Dorothée-Myriam Kellou, à toutes les images d'archives regardées sur le site de l'INA et aux discussions avec Tassadit Yacine.»

Témoignage recueilli par Tassadit Yacine et Kamel Lakhdar Chaouche

Ce midi, je regarde le court-métrage de Bastien Dubois Souvenir souvenir, en mangeant une chorba et un couscous berbère, achetés au coin de ma rue, en plein coeur de la Goutte-d'Or, à Barbès dans le 18e (Paris). Je n'ai jamais véritablement répondu à la question du pourquoi, mais je fus comme aimantée par ce quartier en arrivant à Paris, il y a 5 ans. Je n'aurais pu vivre nulle part ailleurs dans la ville. Quand j'ai besoin d'être réconfortée, je sors marcher dans les rues, entrer dans quelques boutiques et discuter avec mes voisins pour me sentir tout d'un coup apaisée. Dans son film, Bastien Dubois aborde avec des dessins qui s'animent, son désir de faire jaillir la parole de son grand-père appelé pendant la guerre d'Algérie. Je pense alors à mon grand-père maternel, originaire de Touraine, ayant eu une expérience similaire, qui raconte parfois quelques bribes de cette histoire avec difficulté. Je ressens aussi ma famille paternelle - des juifs originaires d'Algérie ayant quitté le pays en 1961 et s'étant toujours considérés comme «juifs français», heureux descendants du décret Crémieux -je me rappelle alors de la chanson Barbès de Rachid Taha dont le clip fut tourné dans ces rues que je chéris tant, du récent film ADN de Maïween[1] qui évoque les croisements de ses origines franco-algériennes et les différents traumatismes qui en découlent, du livre d'Alice Zeniter L'art de perdre qui esquisse avec délicatesse et intelligence l'histoire d'une famille exilée sur trois générations suite à la guerre où le grand-père se plaça du côté des Français pour ensuite vivre toute une vie de culpabilités venant se poser sur les épaules de sa petite-fille Naïma. Je pense alors à mes origines à moi, seule «goy» dans la famille de mon père et seule, «métissée» dans celle de ma mère, puisque leur union ne tint pas longtemps après ma naissance et qu'ils refirent chacun leur vie dans leurs groupes respectifs.

La rencontre avec...l'Afrique du Nord
Moi, Yohana Benattar, toujours le cul entre deux chaises, le cul entre deux rives, parfait caméléon pouvant s'adapter à n'importe quel milieu. Ayant grandi dans l'arrière-pays niçois, il a fallu que je vive à Montréal pour rencontrer des personnes originaires d'Afrique du Nord et avoir envie de creuser cette partie de mon identité, jusqu'à me définir comme «méditerranéenne».
Je repense aussi aux livres de Kaouther Adimi, de Mouloud Mammeri et de Benjamin Stora, aux films de Malek Bensmaïl, de Nadir Dendoune et de Dorothée-Myriam Kellou, à toutes les images d'archives regardées sur le site de l'INA et aux discussions avec l'anthropologue Tassadit Yacine qui me fit vite comprendre que j'avais besoin de me rendre en Algérie pour panser mes plaies. Mes plaies, mais pas seulement, peut-être aussi les plaies de celles et ceux qui m'ont précédée et qui n'ont pas ou peu transmis leur histoire dans son intégralité, cette histoire tronquée ou vidée de sa partie algérienne, arabe, berbère, africaine. Je sens que cette francisation des juifs d'Algérie fut quelque part un cadeau empoisonné. J'ai peur de fantasmer ces origines méditerranéennes et de me laisser séduire par les sirènes de l'orientalisme, mais je sens pourtant, que ce «don» de citoyenneté et cette brutale rupture au moment de la guerre furent aussi une amputation de racines, d'histoires, de mémoire et de liens avec les autres habitants d'Afrique du Nord. Je sais que si j'aime tant traverser la Goutte-d'Or, c'est aussi pour me remplir par tous mes sens de cette histoire qu'on ne m'a pas entièrement racontée.

Les personnes qui creusent et qui fouillent
Comme beaucoup d'autres, je me sens petite-fille d'une histoire de violences et de dominations. Je me reconnais à différents endroits dans ces récits polymorphes. Je me sens prise par cet étrange héritage et ne sais pas exactement comment marcher dans ces eaux boueuses. Quand j'évoque tous ces artistes et chercheurs, ce n'est pas simplement pour faire une liste mais plutôt pour dire qui sont mes compagnes et mes compagnons de chemin, celles et ceux qui me donnent des forces et du courage.
La seule manière que je trouve, aujourd'hui, pour faire avec est justement celle de faire avec -faire avec une amie franco-algérienne un film sur son histoire et son travail entre les deux rives de la Méditerranée. Faire avec (dans mes rêves les plus fous) en coproduction franco-algérienne un documentaire sur le camp de Bedeau (Ras-El-Ma Sidi Bel Abbès) en Algérie où fut placé mon grand-père sous le régime de Vichy. Faire avec des artistes, des chercheurs et des amis, enfants et petits-enfants de cette histoire, des projets communs de recherche, de partage et de soin. Près de 60 ans après la fin de la guerre, bien que n'ayant pas pu me rendre en Algérie, car la circulation des Français en Algérie comme celle des Algériens en France reste toujours compliquée. Je me sens tellement reconnaissante de toutes ces personnes qui creusent, qui fouillent, qui créent et crient, d'avoir accès à toutes ces oeuvres lumineuses qui sont une nécessité à ma vie.Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je sens que j'ai besoin de travailler ce rapport à une vie «le cul entre deux chaises», non pas pour forcément les réunir, mais peut-être, simplement, pour pouvoir trouver une assise un peu moins bancale, un peu plus stable, et qui me permette ensuite de transmettre et partager cette histoire avec le plus de précision possible- malgré l'ambiguïté et la complexité dont elle est intimement composée.

De Quoi j'me Mêle

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