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Chronique livresque

Le chant des sirènes

Ce roman est un conte amer, oui amer comme une orange trop précoce, amer comme le désenchantement d’un homme qui a atteint l’âge de la maturité, la quarantaine et celle de ses terribles questionnements, d’une seule question en fait, mais qui les résume toutes : qu’ai-je fait de ma vie ? Elias est décidé à réaliser le rêve de tout mari engoncé dans ses habitudes : partir, larguer les amarres, fuir le confort douillet de la vie de famille, la néfaste accoutumance du mariage qui endort les sensations, les illuminations et tue la libido et plus grave encore : enterre les rêves. D’ailleurs, Elias, il en a soupé du mariage. Marié une fois, divorcé, il se remarie et il divorce encore dans sa… tête.
Partir pour vivre
Le désir est impérieux. Le chant du départ est trop fort pour qu’il y résiste. A Oscar Wild qu’il cite «Sois toi-même, tous les autres sont déjà pris», nous lui proposons une autre citation du même auteur peut-être plus de circonstance : «Je peux résister à tout sauf à la tentation.» Bien sûr qu’il a quelques scrupules. Allons, on ne part pas comme un voleur dans une maison vide, pour reprendre une parabole bouddhiste. « Mais faire ses adieux n’était pas son fort. Deux ou trois courts messages téléphoniques suffisaient ; l’un, le même pour ses enfants, otages de la vie, devenus adultes dans une ville sans devenir, l’autre pour sa femme et le dernier pour son ex-femme, il détestait ce mot, mais le français n’en offrait pas d’autre. » Absurde et irresponsable ce comportement ? Non, étrange, lecteur, étrange et l’étrangeté peut s’emparer de n’importe qui à l’entame de la quarantaine. Certains pères de familles .d’une fidélité d’imam si tant est que les imams sont fidèles, deviennent des pervers et des sadiques. Elias, le pauvre Elias, ne rêve que de gambade par monts et par vaux.
En tout cas il n’est pas dupe. Même s’il demande à ses femmes de l’attendre et de lui pardonner-ah ! l’égoïsme des mâles, il ne se pardonnait pas lui-même sachant aussi qu’elles avaient tourné la page. Sa pauvre page qu’il pensait encore précieuse à leurs yeux. Ah, la prétention masculine ! Les maris se voient toujours comme les petits chéris de leurs mères. Jusqu’à ce qu’ils sentent que des cornes leur poussent, de belles cornes de cocus jusqu’aux oreilles. Tout le monde est d’accord : quand la femme n’aime plus elle quitte son époux pour de bon et advienne que pourra. Mais l’homme, hein ! l’homme, que de lâcheté quand il n’aime plus. Il reste toujours en vertige, un pied ici et un pied là-bas, voulant toujours gagner sur tous les tableaux. Un gamin, on vous dit, un gamin pourri par sa mère. Sans doute est-ce le cas de cet énigmatique Elias.
Elias prend un cargo, Le Moïse, un bateau grec avec un commandant qui s’appelle Bramble, clin d’œil sans doute au colonel Bramble d’André Maurois, un roman qui parle de militaires plutôt que d’évasion. Pourquoi cette référence ? L’auteur ne le dit pas. Elias non plus. Bramble est fou de Montaigne, fou aussi de poésie, ce qui ne va pas toujours ensemble. Nous avons vu peu de stoïciens versifier comme ce capitaine très, comment dire, très particulier, qui n’a que Montaigne à la bouche : « Savoir jouir loyalement de son être. » Et La Boétie, intime de Montaigne, comment a-t-il joui de lui ? Nul ne le sait, même si les historiens et les exégètes de l’œuvre du Bordelais se perdent en conjectures : jouir physiquement ou spirituellement ? Elias veut partir en Grèce. Veut jouir de la Grèce. Et non des grecques. Nulle pensée érotique dans son esprit envahi par les brumes de la quête. Il quitte donc Stasis, sa ville. Ville de ses tourments. Pas de chance pour Elias. Le Moise tombe entre les toiles d’araignées d’un pirate, génie de l’informatique, un certain Mark IV et ses quatre acolytes. Mark IV ? Pourquoi pas V ou même VI ? Allez savoir. En tout cas, Bramble, Elias et l’équipage sont faits comme des rats.
Mark IV qui ne doit pas avoir tout son équilibre leur tient ce discours : «Je suis Mark IV et je vis dans le monde virtuel, j’y vis tant d’ailleurs que j’ai perdu toute réalité. Ce n’est pas moi ? mais mes algorithmes qui me permettent de passer au travers des filets, c’est bien le cas de le dire en les circonstances, des garde-côtes et autres marines de guerre. Je suis le roi des mers, je suis le Poséidon du virtuel… » et ainsi de suite. Il délire et ça n’a rien de virtuel. Entre la poésie de Bramble, le spleen d’Elias et les délires de Mark IV, on ne sait plus où donner de la tête. L’auteur si pondéré nous embarque dans un drôle de voyage.
Mais peut-être n’est-il pas si pondéré que ça, cachant son jeu et ne l’exprimant qu’à travers ses trois entités déjà citées. En vérité, toute femme mariée à un auteur doit se méfier de lui comme de la peste. C’est un être gigogne qui cache toujours, emboîtés les uns dans les autres, d’autres personnages. Comme vous le voyez, nous sommes pour la paix des ménages…
La légende du masque en or
Devant le pirate, Elias pense au héros d’Orange mécanique du grand Kubrick alors que le commandant Bramble pense à Montaigne : « L’homme est malmené non pas tant par les évènements que, surtout, ce qu’il pense des événements. » Sénèque que cite Montaigne 300 fois dans ses essais ne pense pas autre chose. Tout est question de représentation. Elias n’étant pas l’être d’exception que croyait Mark IV, il le livra alors aux flots tumultueux dans un petit canot de sauvetage. Et vogue la galère.
Et c’est dans cette galère qu’on apprend qu’il avait découvert, une année auparavant, dans une bibliothèque de Silphium, dans un livre du XIXe siècle un passage consacré à « Un masque tout en or qui avait le pouvoir, disait-on, de révéler à celui qui le revêtait tous les secrets de l’existence, mais pour une très courte durée, car celui qui le gardait plus d’un moment, sans autre précision de durée, devenait irrémédiablement fou !» Ainsi donc tout est là. Tout est dans ce masque le meilleur comme le pire. Les deux vont toujours ensemble d’ailleurs.
Ne pas abuser du meilleur pour qu’il ne se transforme pas en pire. Cette recherche du masque, n’est en fait, pour Elias, que la recherche d’un sens à sa vie. L’auteur le dit joliment : «Ce n’état pas la légende du masque qui était absurde, c’était l’illusion qu’était sa vie qui l’était. (…)
Et, au cœur du malheur, il comprit que le vrai sens ne pouvait être égoïstement unique et inique, mais la juste adjonction de tous les sens, de tous les hommes, ceux qu’il aimait et ceux qui le détestaient. Le masque ne remplaçait pas les autres pour comprendre le monde, car l’autre était nécessaire pour construire la vérité du soi. Et Elias pleura». On ne pleurera pas avec lui. Mais on enviera cette quête, cette recherche, cette poésie qui l’entoure. Elias regarde tout avec des yeux d’enfant. C’est l’innocence de nos rêves les plus fous qui s’expriment à travers lui. Oui, qui n’a pas envie de tout laisser tomber pour un ailleurs qui rejoint son enfance, ce monde perdu que le grand Tolstoï regretta toute sa vie.
Car à cet âge tous les rêves sont possibles. C’est le monde de la liberté absolue. Avec l’âge et les renoncements, on s’enferme dans la prison de l’adulte pour ne plus en sortir sinon les pieds devant. Elias est resté un enfant. Qu’il en soit loué. Même s’il s’est perdu au bout. N’importe, seul le rêve compte. Et Elias a vécu de ses rêves.
Dans ce conte philosophique baigné par une douce musique, comment ne pas penser à nos rêves enfouis et à Baudelaire, ce qui fera plaisir au commandant Bramble : «Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit !»

De Quoi j'me Mêle

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